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elle, la chose est certaine ; — puis elle se remit à lancer des cailloux dans l’espace sans ajouter un mot. Toutefois, avant de descendre, elle ajouta que mon discours méritait une réponse. Elle me remerciait cordialement ; mais elle ne voulait pas profiter de mon inexpérience pour me prendre au mot. Je ne connaissais pas le monde, je me laissais séduire trop aisément, et je la croyais meilleure qu’elle ne l’était ; je n’avais pas encore eu le temps de découvrir ses défauts. Si, après avoir eu l’occasion de la comparer à d’autres femmes, plus jeunes, plus simples, — mes sentimens ne changeaient pas, elle ne refuserait pas de m’écouter de nouveau. Je lui ai juré que je ne craignais pas de lui préférer une autre femme, et alors elle a répété : — Heureux mortel, vous êtes amoureux, bien amoureux !

Deux jours plus tard, je me présentai chez Mme Blumenthal, ne sachant trop que penser d’elle. Il est prouvé qu’il existe çà et là certaines gens que l’on peut qualifier de comédiens sincères, certains esprits qui cultivent de bonne foi les émotions factices. C’était le cas de celle que mon ami le diplomate nommait si cavalièrement Flora, ou du moins je le craignais. Cependant l’offre qu’elle avait faite de soumettre l’adoration de Pickering à une épreuve hasardeuse me rassurait un peu. Elle me reçut dans un salon encombré de livres et de journaux. Un des côtés de la chambre était occupé par un piano orné d’un vase où s’épanouissait un immense bouquet de roses blanches. Je trouvai mon hôtesse plongée dans une bergère. Le but de ma visite n’était pas d’admirer Mme Blumenthal pour mon propre compte, mais de m’assurer jusqu’à quel point il convenait de la laisser agir. Elle avait exprimé des doutes sur ma sincérité le soir de notre première rencontre : aussi eus-je soin cette fois de m’abstenir de tout compliment et de ne point la mettre en garde contre ma pénétration. Je voulais déchiffrer une énigme, et j’avoue que je fus puni de ma prétention par une éclipse de ma perspicacité habituelle. Elle prenait des poses si gracieuses, elle écoutait mes réponses avec un intérêt si naïf, qu’au bout d’une demi-heure je n’aurais pas hésité à reconnaître avec Pickering que c’était « une femme merveilleuse. » Cette demi-heure, je n’aime pas à me la rappeler. Le résultat fut de me démontrer plus tard que l’on peut être charmé par une personne qui remplace le cœur par l’imagination. Elle m’avait franchement avoué qu’elle désirait apprendre de moi tout ce que je savais sur le compte de mon ami ; elle me questionna donc sur sa famille, ses antécédens et son caractère. Rien de plus naturel de la part d’une veuve qui avait reçu une déclaration d’amour. Elle m’interrogeait avec une sollicitude si contenue, si flatteuse pour Pickering, que j’aurais été presque tenté de mentir plutôt que de ne pas faire son éloge.

— Après tout, lui dis-je, vous le connaissez mieux que moi, car