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Est-il certain cependant que le gouvernement britannique ait agi dans la prévision d’une prochaine catastrophe ? A-t-il vraiment acquis la conviction que l’heure du destin est venue et que la Turquie a vécu ? Si le langage qu’a tenu lord Derby à Edimbourg est l’expression fidèle et complète de sa pensée, il nous serait permis de nous rassurer. Lord Derby paraît croire que l’année 1876 ne verra point l’omineux événement annoncé par les prophètes, que les problèmes qui s’agitent à Constantinople ne trouveront pas de longtemps leur solution définitive, et que la politique d’atermoiemens s’impose aux puissances comme une nécessité. Un diplomate français disait qu’il y a trois sortes de questions, les questions latentes, les questions pendantes et les questions ouvertes. La question d’Orient n’est plus latente, elle est pendante ; mais on paraît s’entendre en Europe pour ne pas l’ouvrir encore. C’est un axiome de la diplomatie qu’il est moins difficile de détruire l’empire turc que de le partager, car, si bonnes que soient les intentions, si habiles et si équitables que soient les mesures proposées, on ne saurait distribuer les parts du gâteau de manière à ne léser personne et à satisfaire tous les appétits. Il n’est pas impossible que récemment on ait caressé dans certaines capitales de l’Europe des espoirs aventureux et des combinaisons ingénieuses, qui semblaient répondre à toutes les objections ; mais on a du reconnaître qu’on ne pouvait rien essayer sans risquer de déchaîner sur l’Europe le fléau d’une guerre générale, et on a sagement renoncé à la politique d’entreprise pour s’en tenir à ces sages atermoiemens que recommande lord Derby. Quand le pêcheur des contes arabes eut l’imprudence d’ouvrir le coffret mystérieux qu’il avait trouvé sur la grève, il en vit sortir une colonne de fumée qui se transforma en un géant formidable et malintentionné. Consterné de son aventure, le pêcheur recourut à la ruse et obtint du génie qu’avant de le tuer, il consentirait à rentrer un instant dans la boîte ; à peine y eut-il réintégré son prisonnier, il s’empressa de la refermer à double tour. Les gouvernemens de l’Europe ont fait rentrer le géant dans sa boîte, et il est à présumer qu’on ne la rouvrira pas de sitôt ; on sait aujourd’hui ce qu’il y a dedans.

Lorsqu’on dit qu’une entente parfaite règne entre les trois empereurs au sujet de la question d’Orient, cela signifie qu’ils s’entendent pour ne pas l’ouvrir, parce qu’il est impossible d’en trouver une solution qui satisfasse également l’Autriche et la Russie. Ainsi, tant que subsistera l’accord qui s’est établi entre Vienne et Saint-Pétersbourg, ce sera pour la paix la plus sûre, la plus précieuse des garanties. Cet accord prouve qu’on se contente d’améliorer le statu quo en imposant à la Turquie des réformes dont elle sent elle-même l’urgente nécessité. Elle ne peut, plus s’abuser sur sa situation ; elle sait que les temps sont changés, que les puissances occidentales ne feront plus de guerre ne Crimée pour assurer son intégrité, qu’elle n’a plus de chances de durer