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pierres et de briques alternées sort avec les cinq dômes du pavé herbu. Il n’est pas une de ces pierres et de ces briques qui ait été remplacée depuis de longues générations de moines. Une soixantaine de caloyers, venus des montagnes serbes, misérables et chenus comme leur demeure, aussi simples de mœurs et d’idées que leurs aïeux les plus lointains, errent dans cette cité monastique, qui en contiendrait un millier, ou hissent au moyen de longues cordes et de poulies le bois et les provisions aux balcons des étages supérieurs. — L’igoumène, (centenaire comme les cyprès de sa cour, tout blanc et tout cassé, nous reçoit dans une galerie de bois à jour, au faîte de son donjon ; il est assis sur un banc boiteux, sous ses icônes, à la lueur d’une lampe de cuivre à trois becs, d’un modèle archaïque, et caresse un chat noir qui promène tristement son célibat forcé. Depuis quarante-cinq ans, le vieillard voit de cette même place la nuit tomber comme à cette heure sur la masse grise et rouge du couvent, avec ses tours, ses arcades, ses dômes cannelés, ses logettes de poutrelles aériennes, silhouette fantastique, vigoureusement encadrée par les forêts intenses, poussées au noir, qui couronnent et étranglent l’horizon. Le vent de mer gémit furieusement à l’entrée de la gorge, apportant un orage qui réveille et illumine la solitude de ses tonnerres et de ses éclairs. Là haut, dans le petit coin du ciel encore blanc entre les crêtes, de lointaines étoiles passent dans les cimes des pins ; comme elles, le temps, la civilisation, les révolutions ont passé d’un vol pressé sur la maison byzantine, sans l’apercevoir dans son repli de forêt, sans troubler cette famille de moines, aussi intacte, aussi primitive qu’au temps des knèzes de Serbie, dont les exploits sont retracés sur les gravures grossières appendues au mur. — Et pourtant un témoin de la science et de la renommée contemporaines a franchi cette barrière de siècles ; c’est un cadre de bois égaré au parloir entre la bataille de Kossovo et la mort de Marco Kraliévitch ; nous y trouvons ces portraits photographiques dont nous reproduisons fidèlement l’ordonnance : l’empereur Guillaume, le sultan Abd-ul-Aziz, le roi serbe Ourosch, le prince de Bismarck, M. Gambetta.

De Chilandari on gagne le couvent de Sphigménon, sur les bords du golfe de Contessa, et l’on remonte la côte orientale ; c’est la partie riante et accessible de la presqu’île ; les collines meurent doucement sur la grève, les monastères s’y succèdent à courts intervalles jusqu’au pied du pic, baignant leurs murailles dans l’eau bleue des petites darses où se balancent les barques des moines pêcheurs. Sur ce rivage, où abordèrent tout naturellement les premiers solitaires, s’élèvent les plus anciennes et les plus importantes des maisons grecques, Vatopédi, Iviron, Lavra. La première doit son nom (Vatopédi, l’enfant au framboisier) au jeune fils de Théodose, Arcadius ; la