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conquête musulmane. Le sort des chrétiens depuis lors n’est pas fait pour arrêter les vocations forcées : la guerre de l’indépendance apporte à la communauté son dernier contingent sérieux. Aujourd’hui encore ce n’est mystère pour personne que la condition politique de l’Orient laisse place à bien des misères individuelles ; pourtant, depuis que des garanties moins illusoires y assurent à chacun le lendemain, depuis que d’autre part les monastères ont perdu leur opulence, un arrêt marqué s’est produit dans le courant qu’avaient créé dix siècles de désolation. Reste ceux qui, venus ici à l’aventure, s’y sont fixés au hasard, avec cette étonnante facilité de l’Oriental à changer de lieu, de demeure, d’habitudes, à se poser comme l’oiseau là où le gîte est bon, sans motifs raisonnes, par pure paresse d’esprit, par indifférence à toutes choses. Arrivés à l’Athos pèlerins, ils y demeurent moines. Combien en avons-nous interrogé de ces besaciers qu’on rencontre dans les sentiers de la montagne, demandant l’aumône d’une voix dolente, et dont on obtient invariablement les mêmes réponses. — Donnez un para, effendi ! — Pourquoi te ferais-je la charité ? Tu es jeune, tu es fort, pourquoi ne travailles-tu pas ? — Eh ! je suis skyte ; les pères me font l’aumône. — D’où viens-tu ? — De Smyrne, de Salonique, de Stamboul, de Trébizonde. — Pourquoi es-tu resté ? — Eh ! je suis venu… j’ai vu que c’était bien… ça plaît à Dieu. — Pourquoi n’es-tu pas retourné chez toi ? Tu as une famille, une maison, un métier ? — Ah ! il fallait travailler beaucoup pour gagner peu ; c’est mieux ici. Donnez un para, effendi ! — Ainsi ces pauvres êtres nous livraient naïvement le grand secret de vie de l’institution : l’horreur invincible de l’Orient pour la dure loi du travail. Tout est bon à ces faibles races pour lui échapper : vivre sans peine est toujours bien vivre pour elles.

Leur incarnation dernière, le type suprême du monde athonite, nous est apparue un jour avec un relief saisissant. Nous contournions en caïque les âpres pentes du sud de la montagne. Après Kapsokaliva, au pied de la paroi la plus désolée et la plus inaccessible, nous aperçûmes de loin, dans une niche du rocher chauffé à blanc par le soleil d’août, une forme noire accroupie sur un long roseau qui pendait au fil de l’eau. Nous la prîmes d’abord pour un pêcheur à la ligne et nous approchâmes, curieux de savoir comment il avait pu gagner cette terrasse sans issue. Ce n’était qu’un pêcheur à l’aumône, un skyte dont on apercevait le trou de roche à quelques centaines de pieds dans la montagne. Des échelles, des cordes lui permettaient de se laisser glisser jusqu’à son poste sans se rompre le cou ; immobile, bravant de son bonnet noir un rayonnement de 50 degrés, il surveillait la poche de toile emmanchée à