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pardonnés, expiés et maintenant rachetés. Il y a des chairs vivantes opposées à des pâleurs funèbres. Il y a même un charme dans la mort. Le Christ a l’air d’une belle fleur coupée. Comme il n’entend plus ceux qui le maudissaient, il a cessé d’entendre ceux qui le pleurent. Il n’appartient plus ni aux hommes, ni au temps, ni à la colère, ni à la pitié ; il est en dehors de tout, même de la mort.

Ici, rien de tout cela. La compassion, la tendresse, la mère et les amis sont loin. C’est dans le volet de gauche que le peintre a rassemblé toutes les cordialités de la douleur, en un groupe violent, dans des attitudes lamentables ou désespérées. Dans le volet de droite, il n’y a que deux gardes à cheval, et de ce côté-là pas de merci. Au centre, on crie, on blasphème, on injurie, on trépigne. Avec des efforts de brutes, des bourreaux à mine de bouchers plantent le gibet et travaillent à le dresser droit dans la toile. Les bras se crispent, les cordes se tendent, la croix oscille et n’est encore qu’à moitié de son trajet. La mort est certaine. Un homme cloué aux quatre membres souffre, agonise et pardonne. De tout son être, il n’y a plus rien qui soit libre, qui soit à lui ; une fatalité sans miséricorde a saisi le corps. L’âme seule y échappe : on le sent bien à ce regard renversé qui se détourne de la terre, cherche ailleurs es certitudes et va droit au ciel. Tout ce que la fureur humaine peut mettre de rage à tuer et de promptitude à faire son œuvre, le peintre l’exprime en homme qui connaît les effets de la colère et sait comment agissent les passions fauves. Tout ce qu’il peut y avoir de mansuétude, de délices à mourir dans un martyr qui se sacrifie, examinez plus attentivement encore comment il l’exprime. Le Christ est dans la lumière ; il résume à peu près en une gerbe étroite toutes les lueurs disséminées dans le tableau. Plastiquement il vaut moins que celui de la Descente de croix. Un peintre Romain en aurait certainement corrigé le style. Un gothique aurait voulu les os plus saillans, les fibres plus tendues, les attaches plus précises, toute la structure plus maigre ou seulement plus fine. Rubens avait, vous le savez, pour la pleine santé des formes une préférence qui tenait à sa manière de sentir, plus encore à sa manière de peindre, et sans laquelle il aurait fallu qu’il changeât la plupart de ses formules. A cela près, la figure est sans prix ; nul autre que Rubens ne l’aurait imaginée comme elle est, à la place qu’elle occupe, dans l’acception si hautement pittoresque qu’il lui a donnée. Et quant à cette belle tête inspirée et souffrante, virile et tendre, avec ses cheveux collés aux tempes, ses sueurs, ses ardeurs, sa douleur, ses yeux tout miroitans de lueurs célestes et son extase, quel est le maître sincère qui, même aux beaux temps de l’Italie, n’aurait été frappé de ce que peut la force expressive