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lorsqu’elle arrive à ce degré, et qui n’eût reconnu là un idéal d’art dramatique absolument nouveau ? Le pur sentiment venait, en un jour de fièvre et de vue très claire, de conduire Rubens aussi loin qu’il pouvait aller. Dans la suite, il se dégagera plus encore, il se développera. Il y aura, grâce à sa manière ondoyante et tout à fait libre, plus de conséquence et notamment plus de jeu en toutes les parties de son travail : dessin extérieur ou intérieur, coloris, facture. Il fixera moins impérieusement les contours qui doivent disparaître ; il arrêtera moins court les ombres qui doivent se dissoudre ; il aura des souplesses qui ne sont pas encore ici ; il lui viendra des locutions plus agiles, une langue d’un tour plus pathétique et plus personnel. Concevra-t-il quelque chose de plus énergique et de plus net que la diagonale inspirée qui coupe en deux la composition, d’abord la fait hésiter dans ses aplombs, puis la redresse et la dirige au sommet avec ce vol actif et résolu d’une idée haute ? Trouvera-t-il mieux que ces rochers sombres, ce ciel éteint, cette grande figure blanche, toute en éclat sur des ténèbres, immobile et cependant mouvante, qu’une impulsion mécanique pousse en biais dans la toile, avec ses mains trouées, ses bras obliques, avec ce grand geste clément qui les fait se balancer tout grands ouverts sur le monde aveugle, noir et méchant ? Si l’on pouvait douter de la puissance d’une ligne heureuse, de la valeur dramatique d’une arabesque et d’un effet, enfin si l’on manquait d’exemples pour attester la beauté morale d’une conception pittoresque, on en serait convaincu d’après celui-ci.

C’est par cette originale et mâle peinture que ce jeune homme, absent depuis la première année du siècle, signala son retour d’Italie. Ce qu’il avait acquis dans ses voyages, la nature et le choix de ses études, par-dessus tout la façon hautaine dont il entendait s’en servir, on le sut, et personne ne douta de ses destinées, ni ceux que cette peinture étonna comme une révélation, ni ceux qu’elle interdit comme un scandale, dont elle renversa les doctrines et qui l’attaquèrent, ni ceux qu’elle convertit et entraîna. Le nom de Rubens fut sacré ce jour-là ; Aujourd’hui encore il s’en faut de bien peu, je vous l’ai dit, que cette œuvre de début ne paraisse aussi accomplie qu’elle parut et fut décisive. Il y a même ici je ne sais quoi de particulier, comme un grand souffle, que vous trouverez rarement ailleurs. Un enthousiaste écrirait sublime, et il n’aurait pas tort, s’il précisait la signification qu’il convient d’attacher à ce terme. Que ne vous ai-je pas dit à Bruxelles et à Malines des dons si divers de cet improvisateur de grande envergure, dont la verve est en quelque sorte du bon sens exalté ? Je vous ai parlé de son idéal, si différent de celui des autres, des éblouissemens de sa palette, du rayonnement de ses idées toutes en lumière, de sa force