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le syndicat des agens de change de la bourse de New-York rayait l’Erié de sa liste ; pendant six mois, il n’y eut aucune cote de cette valeur.

Tout le temps que dura cette monstrueuse association, le vol, le pillage, le banditisme financier, s’installèrent en permanence dans la direction de l’Erié ; les mots ne sont pas trop forts, et la flétrissure ne saurait être trop grande. Non-seulement on se tourna contre les lignes rivales qu’on essaya plusieurs fois, par des mesures déloyales, de tenir en échec ; mais la lutte eut lieu par momens entre certains des administrateurs eux-mêmes, qui jouaient entre eux au plus rusé sans tenir compte des intérêts sacrés qui leur étaient confiés. Il y a un terme parmi les gens de Wall-street pour caractériser ce jeu de bourse d’un nouveau genre : cela s’appelle corner, acculer son adversaire. Les acolytes de Fisk, Drew et Gould, lui ont joué ensemble, puis, séparés, se sont joué entre eux de ces tours. Aujourd’hui on réclame à Gould les millions de dollars qu’il s’est appropriés de la sorte, et il offre d’en restituer une partie. Que devenaient au milieu de tout cela le bon entretien, la marche régulière de la voie ? Peu s’en fallut un jour, sur un railway loué et disputé, qu’un duel à la locomotive n’eût lieu, et que de part et d’autre les escouades d’ouvriers qui accompagnaient les trains respectifs, qu’on avait fait monter exprès dans les convois, n’en vinssent aux mains et ne livrassent une bataille en règle sur les rails. Pour voir la fin de ces désordres, jusqu’ici sans exemple même en Amérique, où l’on ose tout, il a fallu que la balle d’un assassin, en janvier 1872, frappât le président de l’Erié, James Fisk, et que Jay Gould, associé à toutes les fraudes de cet ignoble agioteur, fût lui-même déposé de la présidence au mois de mars suivant. Alors seulement un peu de calme se fit, et un peu de pudeur entra dans la direction de cette affaire. Immédiatement les actions de l’Erié doublèrent de prix et montèrent un moment de 30 à 75 dollars.

Ce James Fisk était bien la tête d’aventurier la plus audacieuse qui ait jamais paru à New-York. Il avait commencé par être colporteur, puis, dans la fourniture des armées, avait fait quelque fortune pendant la guerre de sécession. Ce fut le point de départ de ses succès. Il s’établit à New-York comme banquier, accapara les actions de l’Erié, se fit nommer président de ce chemin. Il bâtit un théâtre somptueux, le Grand Opéra, y porta ses bureaux et ceux de sa compagnie, et du même coup se fit imprésario. Entre deux signatures, il allait diriger la représentation d’une opérette, et la Grande-Duchesse se coudoyait dans les couloirs avec les ingénieurs du railway. Fisk ne borna point là son ambition. Ayant aussi le goût de l’épaulette et du képi, il acheta un régiment de la milice