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ÉPISODE


DE LA VIE D’UN JOUEUR




Il s’en est toujours pris à la fatalité. Certes rien n’était plus contraire à ses habitudes que de sortir sur la Plaza dès sept heures du matin ; on ne le rencontrait guère en aucun lieu public de Sacramento avant deux heures de l’après-midi. Aussi, bien des années plus tard, repassant les événemens de sa vie hasardeuse, dut-il conclure que la fatalité s’en était mêlée. La promenade matinale de M. Oakhurst avait eu cependant une cause des plus simples. À six heures et demie, la banque ayant gagné par ses mains une somme de vingt mille dollars, il s’était levé de la table de pharaon qu’il présidait, avait cédé sa place à un second lui-même et s’était retiré sans qu’aucune des pâles figures de joueurs fiévreusement penchées sur les cartes l’eût seulement remarqué. Une surprise l’attendait dans sa chambre à coucher lorsqu’il y rentra : par la fenêtre, qu’on avait oublié de fermer, ruisselaient les rayons du soleil. L’extraordinaire beauté de cette matinée d’été, peut-être aussi le charme d’une fantaisie toute nouvelle, l’arrêtèrent au moment de tirer les rideaux pour rétablir la nuit propice à son sommeil. Il hésita, puis, saisissant son chapeau, descendit dans la rue.

Les gens sortis de si bonne heure appartenaient à une classe qui lui était inconnue : c’étaient des revendeurs courant de ci et de là, de petits marchands qui ouvraient leurs boutiques, des servantes balayant le pas de la porte, parfois un enfant. M. Oakhurst regardait tout le monde avec une curiosité froide, mais sans mélange de ce dédain qu’il accordait si libéralement d’ordinaire à la partie plus prétentieuse de l’espèce humaine avec laquelle il était en relations habituelles. Au fond, il n’était pas insensible à l’étonnement admiratif des femmes du peuple, à l’effet que produisaient parmi elles son visage et sa tournure, remarquables même dans un pays où tous