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cet événement : on décompose l’itinéraire : deux mois à Vienne, autant en Belgique, en Hollande, etc., etc. Dans telle grande ville, on déjeunera, mais sans chanter ; dans telle autre d’importance moindre on chantera sans coucher. Tout cela n’a sans doute qu’une médiocre importance, et nous ne songerions point à nous en occuper, s’il n’y fallait voir un signe du temps. Essayez donc avec de tels usages de former des institutions musicales durables, homogènes, d’organiser des troupes d’ensemble comme celles que jadis on applaudissait à l’Opéra. Nous voudrions savoir ce que Nourrit, qui gagnait par année 30,000 francs, et qui se contentait de les gagner, eût répondu si quelque imprésario de passage fût venu lui proposer de quitter ainsi au pied levé ses travaux, ses maîtres, son public, pour s’en aller chanter de clocher en clocher et figurer au jour le jour dans une compagnie nomade ! Les hommes de la période dont nous parlons appartenaient à des traditions en train de s’effacer. Ils aimaient leur pays, leur théâtre, ce milieu national, dans lequel ils avaient grandi et qu’on n’emporte pas à la semelle de ses souliers. Se retrouver entre camarades associés à la même œuvre, tendre incessamment vers le mieux en présence d’un public empressé à constater leurs progrès, à proclamer chacune de leurs victoires, satisfaire ces maîtres qui s’appelaient Cherubini, Auber, Rossini, Meyerbeer, comptait à leurs yeux plus que tout l’or du monde. C’étaient des artistes français dans la plus pure et la plus noble expression, sans ridicules préjugés, mais très dignes et tenant à suprême honneur de passer leur vie à bien mériter de la scène qui les avait faits ce qu’ils étaient ; désormais nous n’avons plus que des virtuoses cosmopolites, le chanteur que notre conservatoire a formé, que nos suffrages ont mis à la mode, va se montrer aussi peu soucieux de ce qui se passe chez nous que s’il s’agissait de l’opéra de Pékin. Personne, hélas ! ne tient à la maison ; nul idéal que les gros bénéfices ! Et ces habiles du moment savent-ils seulement à quoi ils s’exposent ? Savent-ils qu’à ce métier-là leur voix s’use, le public de Paris se désaffectionne, et que, même en dehors de ce que ces habitudes foraines ont de regrettable, c’est toujours un mauvais calcul pour un chanteur que de vouloir, au risque de se surmener et de perdre sa voix, gagner en dix mois ce qu’il pouvait gagner en trois ans si tranquillement et sans quitter son pays autrement que pour aller apparaître à Londres pendant la saison ?


F. de L.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.