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III

On comprend sans peine ce qu’il y avait de révoltant dans le bill présenté à la chambre des lords. L’Angleterre du XIXe siècle, accoutumée à un régime de justice et de liberté, voyait reparaître la législation des temps de barbarie. On était reporté aux plus mauvais jours de la tyrannie politique et religieuse. C’était par des bills of attainder comme celui-là que Henry VIII avait frappé tant de victimes ; c’était par de telles procédures qu’il avait fait tomber la tête d’Anne de Boleyn et de Catherine Howard. S’il n’était pas question cette fois de vie et de mort, il s’agissait de déchéance, de dégradation, de divorce. Était-ce par une loi d’état qu’il fallait décider de l’honneur d’une femme et de la dignité d’une reine ? Dans tous les pays libres, l’accusé est jugé d’après les lois existantes ; ici on proposait de faire la loi pour juger l’accusé. Et quelle loi ? Une loi d’exception, une loi qui frappait d’avance, une loi qui supprimait les formes protectrices de la justice commune. La reine et ses avocats ne connaissaient pas même les noms des témoins sur les dépositions desquels le ministère avait commencé la poursuite. Le jour de la présentation du bill, quelques lords ayant demandé que la liste des témoins fût communiquée à la reine : « Nous ne le pouvons pas, répondit lord Liverpool. Ce qui est de mise en matière judiciaire ne l’est point en matière législative. » Le premier ministre revendiquait sans embarras toutes les conséquences de l’iniquité commise par le gouvernement. Il ajoutait seulement que, dans le cours du procès, la reine obtiendrait tout le temps nécessaire pour convoquer les témoins à décharge. On verra tout à l’heure ce que valait cette concession.

La reine, qui ne se lasse pas de tenir tête à l’ennemi, adresse dès le lendemain (6 juillet) une nouvelle pétition à la chambre des lords ; elle demande que ses avocats soient admis à la barre de la chambre, afin de protester en son nom et contre le principe du bill et contre la procédure qu’on s’apprête à suivre. Cette demande est accueillie. M. Brougham paraît à la barre avec ses confrères, et alors commence cette série de discours qui, selon l’expression de lord Campbell, si peu favorable pourtant à lord Brougham, demeureront l’éternel honneur du forum britannique. Jusqu’ici, dans ce procès de la reine Caroline, nous n’avons entendu M. Brougham qu’à titre de député ; c’était le grand debater de la chambre des communes qui discutait la conduite du gouvernement. Désormais c’est le grand avocat qui prend place à la barre de la chambre des lords. Le chancelier, lord Eldon, est assis sur le sac de laine. Dès que M. Brougham est introduit, lord Eldon lui annonce quelle sera la marche des débats,