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Brougham, en prononçant ces derniers mots, se souvint d’une attitude particulière aux prédicateurs de son pays. Quand les ministres écossais, à la fin d’un service, bénissent l’assemblée des fidèles, ils élèvent leurs mains au-dessus de leur tête et les tiennent immobiles jusqu’à ce que leur voix ait cessé de se faire entendre[1]. Tel, le grand avocat, dans une inspiration sublime, appelait du fond des deux et faisait descendre sur les juges l’esprit de miséricorde.

L’effet de ce discours fut immense. Si la cause personnelle de la reine n’était pas absolument gagnée, la cause du bill était perdue. On entendit pourtant d’autres orateurs encore ; les assesseurs de Brougham, M. Williams, M. Denman, le docteur Lushington, parlèrent avec talent, des témoins favorables à la reine furent entendus, de nouvelles discussions s’engagèrent ; mais au milieu de ces formalités insipides la grande scène oratoire du 4 octobre était présente à tous les souvenirs. La vibrante parole de Brougham remplissait toujours l’enceinte. Enfin le 10 novembre, quand le vote décisif eut lieu, il n’y eut qu’une majorité de 9 suffrages pour ordonner la troisième lecture du bill. Dans le débat précédent au sujet de la seconde lecture, la majorité avait été de 28 voix. Cette décroissance était un avertissement assez clair. Dût le ministère conserver à la dernière épreuve cette majorité insignifiante, pouvait-il porter à la chambre des communes un bill condamné d’avance ? Le résultat du scrutin étant connu, le premier ministre, lord Liverpool, déclara que l’affaire était ajournée à six mois. C’est la formule d’usage pour annoncer l’abandon d’un bill.


V

L’échec du ministère fournissait des armes terribles à l’opposition. Lord Grey s’en saisit sur-le-champ. Il se leva, et, dans un discours véhément, il dénonça la partialité, la servilité, la détestable incapacité des ministres. Ses paroles résonnaient comme un acte d’accusation. Il leur reprocha d’avoir tenu pendant plusieurs mois le royaume tout entier dans un état d’agitation fiévreuse, d’avoir provoqué les passions, trahi la cause de l’ordre, donné des prétextes aux plus dangereux ennemis de la paix publique. Si l’on parlait ainsi à la chambre des lords, il est facile de deviner ce qui se passait dans la ville. La nouvelle de l’ajournement du bill y fut le signal d’une explosion de joie tumultueuse. On n’avait pas vu

  1. Nous devons ces détails à lord Campbell. Brougham lui avait déclaré lui-même que les prédicateurs du clergé écossais avaient été ses maîtres dans l’art oratoire, his instructors in oratory. Il citait surtout le docteur Greenfield, qui lui avait enseigné certains procédés infaillibles pour commander l’attention.