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des statues d’airain transpercent un condamné dans leurs affreux embrassemens. Rien ne manquerait d’après Ellis à cet appareil de ruse et de mort, pas même l’appât qui séduit l’insecte par la gourmandise et que représenteraient des glandes rougeâtres exsudant peut-être une liqueur sucrée. De ce roman, car c’en est un sous cette forme exagérée, il reste quelques traits exacts, savoir l’occlusion rapide du piège, la mort finale de la victime, mais par un procédé tout autre que le poignard, enfin l’idée, assez hardie pour le temps, que les insectes saisis pourraient bien servir à la nourriture de la plante. Linné, frappé sans doute de quelques exagérations d’Ellis, n’osa pas croire à la carnivorité de la dionée : à ce fait vrai que l’insecte meurt dans le piège, il substitua de parti-pris une conception erronée, à savoir que la feuille relâche son prisonnier dès que ce dernier, épuisé d’efforts, cesse d’irriter par ses mouvemens les murs de sa prison vivante. Appuyée d’une telle autorité, l’erreur fut copiée de livre en livre, jusqu’au moment où l’observation faite sur le vif permit au révérend docteur Curtis de rectifier l’opinion vulgaire et de donner une sanction positive à l’hypothèse vague d’Ellis.

C’est à Willmington, dans la Caroline du nord, patrie singulièrement restreinte de la dionée, que Curtis put observer à loisir cette merveilleuse plante. Il résuma ses recherches dans une courte notice publiée en 1834 et constata trois faits importans : d’abord que la sensibilité (pour employer le mot consacré) réside dans les petites pointes du limbe, puisque l’insecte, si faible qu’il soit, si peu de consistance qu’aient ses tégumens, n’est pas écrasé par les valves, enfin, et c’est là le point capital, qu’il a souvent trouvées les victimes enveloppées dans un fluide mucilagineux, paraissant agir sur elles comme dissolvant, puisque les insectes s’y présentent plus ou moins altérés dans leur texture (more or less consumed). Le vague de cette dernière expression n’était pas fait pour donner crédit à l’idée d’une digestion véritable. On pourrait peut-être, à meilleur titre, trouver le germe de cette idée dans une remarque du jardinier anglais Knight, antérieure à l’année 1818 ; cet observateur original étendit de fines lanières de bœuf cru sur les feuilles d’un pied de dionée, lequel se montra plus luxuriant que les exemplaires non traités par ce procédé ; mais, à vrai dire, la notion très nette de la carnivorité de la dionée n’apparaît que dans les recherches, publiées en 1868 à Philadelphie, du docteur W.-M. Canby, botaniste américain résidant à Willmington, au centre même de l’habitation de la plante. Les points importans de ces recherches rappellent exactement ceux que nous a montrés le drosera, savoir la nature dissolvante et digestive de la sécrétion des feuilles, la longue durée de la contraction des valves lorsque le corps embrassé est de nature animale,