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Cet hôte immonde est donc un intrus qui vole à la plante une partie de sa nourriture, et ne travaille que pour lui-même dans le combat de la vie.

Après cette esquisse rapide de la digestion par les feuilles, on se demande si les phénomènes de ce genre sont enfermés dans le cercle étroit de quelques plantes, ou bien si l’observation ultérieure pourrait en faire retrouver au moins la trace chez des végétaux où rien d’insolite ne semble la révéler. Quelques expériences de Darwin sur des saxifrages, des primevères et d’autres plantes à poils glanduleux, des observations de M. le docteur Édouard Heckel sur la manière dont les feuilles des géraniums et les glandes florales de la parnassie attaquent et ramollissent la viande crue, l’action exercée dans le même sens par les feuilles du papayer, voilà des indices bien vagues encore sur un sujet à peine effleuré, mais qui réserve peut-être aux chercheurs de curieuses découvertes. En général, dans les sciences, il ne faut pas prononcer vite le mot « impossible. » Combien de surprises n’attendent pas encore ceux qui savent sortir des sentiers battus et suivre des pistes nouvelles ! Qui présumait par exemple, avant que l’expérience l’eût démontré, que l’absorption de matériaux nutritifs pût se faire directement chez l’homme lui-même par le tissu cellulaire sous-cutané, au lieu de suivre le chemin banal des voies digestives ? À son tour, la nutrition chez les plantes comporte bien des nuances ou des types différens. Il y a d’abord la forme la plus ordinaire, absorption de sève brute par les racines, élaboration de cette sève par les parties vertes aériennes ; puis viennent les végétaux dits saprophytes ou humivores, qui, nourris par un humus très riche en matières organiques à demi décomposées, n’ont qu’une respiration peu active et prennent souvent l’apparence de parasites dépourvus de chlorophylle ; ensuite viennent les divers degrés du parasitisme, où des sucs élaborés par une nourrice étrangère passent à peu près tout formés dans la plante qui les suce ; à ces groupes de plantes anomales dans leur nutrition, il faudra joindre désormais les carnivores caractérisées comme les droséracées et les grassettes ; puis le groupe encore mal défini qu’on pourrait nommer provisoirement des putrivores. On distinguerait ainsi ces dévoreuses de détritus animaux plus ou moins décomposés des vraies mangeuses de chair qui digèrent une proie. Par ces dernières se resserre de plus en plus le lien qui relie l’une à l’autre les deux formes animale et végétale de la nature organique. Ainsi se dégage de l’observation des détails la grande loi d’unité qui fait de l’univers, du cosmos, le type même de l’ordre et de l’harmonie et comme l’expression vivante d’une intelligence suprême.


J.-E. Planchon.