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ainsi dire abstraite des choses disparues, et c’est avec ce principe négatif, incolore, d’une délicatesse infinie, que se font quelquefois les plus rares tableaux.

Ces choses terribles à énoncer en français et dont vraiment l’exposition n’est permise que dans un atelier et à huis-clos, il m’a fallu vous les dire, puisque je n’aurais pas été compris sans cela. Or cette loi qu’il s’agit aujourd’hui de mettre en pratique, n’imaginez pas qu’on l’ait découverte ; on l’a retrouvée parmi des pièces fort oubliées dans les archives de l’art de peindre. Peu de peintres en France en ont eu le sentiment bien formel. Il y eut des écoles entières qui ne s’en doutèrent pas, s’en passèrent et ne s’en trouvèrent pas mieux, on le voit maintenant. Si j’écrivais l’histoire de l’art français au XIXe siècle, je vous dirais comment cette loi fut tour à tour observée puis méconnue, quel fut le peintre qui s’en servit, quel est celui qui l’ignora, et vous n’auriez pas de peine à convenir qu’on eut tort de l’ignorer. Un peintre éminent, trop admiré quant à sa technique, qui vivra, s’il vit, par le fond de son sentiment, des élans fort originaux, un rare instinct du pittoresque, surtout par la ténacité de ses efforts, Decamps, ne s’est jamais occupé de savoir qu’il y eût des valeurs sur une palette ; c’est une grande infirmité qui commence à frapper les gens un peu avisés et dont les esprits délicats souffrent beaucoup. Je vous dirais également à quel observateur sagace les paysagistes contemporains doivent les meilleures leçons qu’ils aient reçues ; comment, par une grâce d’état charmante, cet esprit sincère, simplificateur par essence, eut le sentiment naturel des valeurs en toute chose, les étudia mieux que personne, en établit les règles, les formula dans ses œuvres et en donna de jour en jour des démonstrations plus heureuses. C’est désormais le principal souci de tous ceux qui cherchent, depuis ceux qui cherchent en silence jusqu’à ceux qui le font plus bruyamment et sous des noms bizarres. La doctrine qui s’est appelée réaliste n’a pas d’autre fondement sérieux qu’une observation meilleure et plus saine des lois du coloris. Il faut bien se rendre à l’évidence et reconnaître qu’il y a du bon dans ces visées, et que si les réalistes savaient plus et peignaient mieux, il en est dans le nombre qui peindraient fort bien. Leur œil en général a des aperçus très justes et des sensations particulièrement délicates, et, chose singulière, les autres parties de leur métier ne le sont plus du tout. Ils ont, paraît-il, une des facultés les plus rares, ils manquent de ce qui devrait être le plus commun, si bien que leurs qualités, qui sont grandes, perdent leur prix pour n’être pas employées comme il faudrait, qu’ils ont l’air de révolutionnaires parce qu’ils affectent de n’admettre que la moitié des vérités nécessaires, et