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même les besoins de la peinture, voyageuse, analytique, imitative, allaient se trouver à l’étroit dans le style et dans les méthodes étrangères. L’œil devint plus curieux et plus précieux ; la sensibilité, sans être plus vive, devint plus nerveuse, le dessin fouilla davantage, les observations se multiplièrent, la nature, étudiée de plus près, fourmilla de détails, d’incidens, d’effets, de nuances ; on lui demanda mille secrets qu’elle avait gardés pour elle, ou parce qu’on n’avait pas su, ou parce qu’on n’avait pas voulu l’interroger profondément sur tous ces points. Il fallut une langue pour exprimer cette multitude de sensations nouvelles. C’est le peintre Rousseau qui presqu’à lui tout seul inventa le vocabulaire dont on se sert aujourd’hui. Dans ses esquisses, dans ses ébauches, dans ses œuvres terminées, vous apercevrez les essais, les efforts, les inventions heureuses ou manquées, les néologismes excellens ou les mots risqués dont ce profond chercheur de formules travaillait à enrichir la langue ancienne et l’ancienne grammaire des peintres. Si vous prenez un tableau de Rousseau, le meilleur, et que vous le placiez à côté d’un tableau de Ruysdael, d’Hobbema ou de Wynants, du même ordre et de même acception, vous serez frappé des différences, à peu près comme il vous arriverait de l’être si vous lisiez coup sur coup une page d’un descriptif moderne, après avoir lu une page des Confessions ou d’Obermann ; c’est le même effort, le même élargissement d’études et le même résultat quant aux œuvres. Le terme est plus physionomique, l’observation plus rare, la palette infiniment plus riche, la couleur plus expressive, la construction même plus scrupuleuse. Tout semble mieux senti, plus réfléchi, plus scientifiquement raisonné et calculé. Un Hollandais resterait béant devant tant de scrupules et stupéfait devant de pareilles facultés d’analyse. Et cependant les œuvres sont-elles meilleures ? sont-elles plus fortes ? sont-elles plus fortement inspirées et plus vivantes ? Quand Rousseau représente une Plaine sous le givre, est-il plus près du vrai que ne le sont Ostade et Van de Velde avec leurs Patineurs ? Quand Rousseau peint une Pêche aux truites, est-il plus grave, plus humide, plus ombreux que ne l’est Ruysdael en ses eaux dormantes ou dans ses sombres cascades ? Mille fois on nous a décrit dans des voyages, dans des romans ou dans des poèmes les eaux d’un lac battant une grève déserte, la nuit, au moment où la lune se lève, tandis qu’un rossignol chante au loin. Sénancour n’avait-il pas esquissé le tableau, une fois pour toutes, en quelques lignes graves, courtes et ardentes ? Un nouvel art naissait donc le même jour sous la double forme du livre et du tableau, avec les mêmes tendances, des artistes doués du même esprit, un même public pour le goûter. Était-ce un progrès ou le contraire d’un progrès ? La postérité en décidera mieux que nous ne saurions le faire.