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et de démêler les fils compliqués dont est faite la trame de la vie ? Et si Goethe a eu raison de soutenir que la « véritable étude de l’humanité, c’est l’homme, » les confidences, les autobiographies, ne sont-elles pas les documens indispensables pour mener cette étude à bonne fin ?

Si l’on avait quelques doutes sur l’intérêt de ces Mémoires ou sur l’importance de lord Shelburne pour l’histoire politique de l’Angleterre au XVIIIe siècle, nous n’aurions que l’embarras du choix, pour lui trouver les parrains et les introducteurs les plus accrédités. Le chef du cabinet actuel de Saint-James, M. Disraeli, l’a appelé le ministre le plus capable, le plus accompli du XVIIIe siècle, le premier grand ministre qui a compris l’importance de la classe moyenne, et Bentham aimait à répéter que c’était le « seul ministre qui n’avait pas peur du peuple. » Enfin, s’il est vrai qu’un homme d’état ne peut pas avoir marqué dans l’histoire de son pays sans avoir soulevé contre lui bien des inimitiés, Burke s’est chargé de fournir à la renommée de Shelburne ce murmure d’insultes qui poursuit toujours les grands acteurs. « S’il n’était pas en fait de moralité un Catilina ou un Borgia, il ne fallait en rendre grâce qu’à la faiblesse de son intelligence. » En voilà assez pour piquer notre curiosité : à coup sûr, nous n’avons pas affaire à une de ces médiocrités effacées dont la postérité ne s’occupe pas.

Sur le soir de la vie, lard Shelburne essaya de recueillir ses souvenirs et de raconter l’histoire de son temps. Il a laissé deux versions, dirions-nous, de sa biographie, qu’il n’a pas eu le temps de réduire et de combiner jusqu’à la fin de sa carrière. Aussi la tâche de lord E. Fitzmaurice n’a-t-elle pas été très facile. Un sentiment de piété filiale a retenu la plume et la critique de l’écrivain ? il s’est trouvé devant ces manuscrits, devant le journal insignifiant de lady Shelburne, comme un de ces auteurs des livres sacrés qui juxtaposaient les documens traditionnels sans oser les raccorder. Il en résulte que l’ouvrage ne se déroule pas facilement selon l’ordre des temps ; il ressemble un peu à ces rivières contrariées par des barrages, qui sont condamnées quelquefois à remonter leur cours. Le tissu du récit est un peu lâche et souvent brisé : on ne peut pas s’empêcher de songer à la conversation d’un vieillard qu’un nom, un souvenir évoqué, détournent de sa route et précipitent, dans d’autres réminiscences dont il subit l’enchantement, et qu’il suit dans le chemin de traverse où elles l’attirent.


I

William Fitzmaurice, depuis comte de Shelburne, naquit le 20 mai 1737 à Dublin. Il passa les quatre premières années de sa