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Au moment où Jenkinson arrivait à Moscou, une première transformation venait de s’y accomplir. Ivan, après de longues hésitations, avait brusquement rompu avec ses conseillers Silvestre et Adachef, recommencé la guerre contre les nobles. Il venait de perdre sa femme, il les accusait même de l’avoir empoisonnée. Son second mariage eut une fatale influence : ce demi-barbare épousait une vraie sauvage, une Tcherkesse, qu’on dut baptiser pour en faire une tsarine orthodoxe. Avec elle approchèrent du trône ses parens, de farouches Asiatiques, qui renforçaient encore l’aspect tatar de cette cour. Il y eut à ce moment plusieurs exécutions. La fuite du prince Kourbski chez le roi de Pologne, sa lettre provocante où il révélait l’entente de tous les grands seigneurs contre le nouveau régime, achevèrent d’exaspérer le tsar. Malgré ses victoires de 1564 sur les Polonais, les Livoniens, les Tatars, il croit ou affecte de croire qu’il n’est plus en sûreté. Subitement il quitte Moscou avec toute sa famille, se retire à la Slobode Alexandra, abandonne l’empire à lui-même, laisse la Russie veuve de son tsar ; puis, quand le peuple entier accourt en suppliant, que les boïars « apportent leurs têtes, » que le clergé lui-même promet de ne plus intercéder pour les nobles disgraciés, il consent à reprendre l’autorité ; mais quelle singulière organisation il donne à la Russie ! Il en fait pour ainsi dire deux empires, l’opritchnina, dont il se réserve l’administration, et la zemchtehina ou le pays, qu’il laisse gouverner aux boïars. Entouré d’une garde choisie et d’une cour de dévoués, de sa capitale nouvelle de la Slobode Alexandra, il guerroie contre la Russie des boïars et accomplit d’effrayantes justices. Le Terrible se révèle complètement. Jenkinson arrive aux portes de Moscou au moment où l’on célébrait ses noces avec la Tcherkesse. « Le tsar avait ordonné, raconte-t-il, que pendant les trois jours que dureraient les fêtes de ce mariage, les portes de la capitale resteraient fermées, en sorte que personne, ni Russe, ni étranger, ne pût de ces trois jours entrer en ville. La cause d’une telle mesure est restée inconnue jusqu’à présent. » Quand Jenkinson lui fut présenté, il trouva chez le jeune souverain, mûri par les épreuves et la maladie, le même accueil bienveillant. Plus il se défiait des siens, plus augmentait son goût pour un brave et intelligent étranger. Il lui donna des lettres de recommandation non-seulement pour le sophi, mais pour d’autres princes d’Orient. Jenkinson fut reçu en Perse assez froidement et n’y fit pas long séjour. En chemin, il reçut pour Ivan IV les avances de plusieurs potentats qui voulaient être reçus sous la protection du tsar blanc. Celui-ci récompensa son diplomate bénévole en autorisant les Anglais à commercer non-seulement sur la Dvina, mais sur tous les fleuves du nord, la Mezen, la