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pouvoir absolu, subissait alors un si violent travail de transformation, que d’année en année il se manifestait aux étrangers sous les aspects les plus divers. A quelques mois d’intervalle, on ne le reconnaissait plus : chaque nouvel ambassadeur avait affaire à une situation nouvelle. La Moscovie et son tsar étaient inépuisables en surprises pour les hommes d’Occident, et ces surprises dépassaient en étrange té tout ce que présente l’histoire des autres peuples. La Russie était comme un kaléidoscope qui, secoué dans la main fiévreuse d’Ivan, offrait sans cesse des combinaisons inattendues. Pour les Russes eux-mêmes, beaucoup de faits restent aujourd’hui inexpliqués. Chancellor avait trouvé Ivan dans son triomphe de Kazan ; Jenkinson l’avait vu en 1566 démembrant lui-même son empire, créant deux Russies ennemies, se ménageant le refuge de Vologda sur la route de la Mer-Blanche ; Randolph était tombé au milieu des massacres de Novgorod et de la Place-Rouge. Daniel Silvestre allait assister à une nouvelle évolution. Ivan avait abdiqué ; lui-même avait donné un nouvel empereur à la Russie, un Tatar baptisé l’année précédente, l’ancien mourza Saïn Boulat, devenu le prince orthodoxe Siméon ; lui-même lui adressait des battemens de front et signait : « Jeannot, le fils à Vassili. » Ivan restait le chef de l’opritchnina, Siméon était le prince du pays, un fantôme d’empereur, né d’un caprice du Terrible, qu’un nouveau caprice pouvait replonger dans le néant, un sosie du tsar, une fausse proie par laquelle Ivan IV semblait vouloir amuser la haine de ses ennemis, une victime dévouée qu’il faisait asseoir sur son trône ébranlé, sous la menace des poignards levés. Cette bizarre imagination, qui semble empruntée à l’Orient d’Hérodote ou des Mille et une Nuits, ce conte bleu en action, était bien propre à brouiller les idées d’un étranger. La Chine ou le Thibet, le Mexique ou le Pérou des Incas, aux découvreurs et aux conquérans du XVIe siècle, n’avaient rien offert d’aussi fantastique. Ivan semblait prendre plaisir à augmenter encore l’embarras et l’incertitude des Anglais. Un jour, il disait à leur envoyé : « Tu le vois, la raison qui nous avait porté à entrer en relations avec notre sœur était la sûre prévision des trahisons qui menacent les princes et qui les exposent comme les derniers des hommes aux retours de la fortune. Alors déjà nous n’avions plus confiance en notre grandeur, et cette défiance s’est justifiée : nous avons remis notre royauté, l’empire que nous gouvernions de si impériale façon, aux mains d’un étranger qui ne nous est rien, ni par le sang, ni par la race, et qui n’a pas de droit au trône. Voilà à quoi nous a réduit la conduite scélérate et perfide de nos sujets, qui murmurent, regimbent contre le devoir d’obéissance, et trament des complots contre notre personne. Tout cela ne serait pas arrivé, si la reine eût consenti à ma