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de Charlotte, c’est lui qui a tracé ces mots : « le mois de novembre 1817 a vu la ruine de cette intimité si douce et le subit anéantissement de toute espérance et de toute félicité pour le prince ; jamais il n’a retrouvé depuis lors le sentiment de bonheur que lui avait procuré cette courte période de son mariage. »

La princesse Charlotte fut pleurée de tous ceux qui l’avaient connue. Quant au docteur Stockmar, il est impossible de ne pas noter les sentimens singuliers qui se mêlent ici à sa douleur. Il est aigre, amer, irrité, il se livre à ses accès d’hypocondrie ; on dirait qu’un vague remords le tourmente. Un remords ! le mot n’est-il pas trop dur ? Atténuez-le, si vous voulez, mais conservez-en quelque chose. Le docteur ne pouvait pas être complètement rassuré lorsqu’il apprenait peu de temps après les scrupules et le désespoir de sir Richard Croft. Le lendemain de la mort de la princesse, sir Richard Croft avait écrit à Stockmar une lettre où se trouvent ces mots : « mon âme est bouleversée ; Dieu veuille que vous n’ayez jamais à souffrir, ni vous ni aucun des vôtres, ce que je supporte en ce moment ! » C’était un cri bien naturel après l’événement de la veille ; nul ne soupçonnait alors tout ce que renfermaient ces paroles. On sut bientôt que, pendant les trois mois qui suivirent, le pauvre docteur avait été en proie à des tourmens intolérables. L’agitation qui ne le quittait pas offrait parfois le caractère de la folie. Au commencement du mois de février 1818, il fut appelé la nuit auprès d’une jeune femme qui allait accoucher ; comme le travail de l’enfantement éprouvait quelques retards, il eut une crise nerveuse, et, se tournant vers la sœur de la malade, qui l’assistait avec lui, il s’écria : « Si vous êtes inquiète, quelles doivent être mes angoisses à moi ! » Puis il se retira dans la chambre qu’on lui avait donnée, et, y trouvant un pistolet, il se fit sauter la cervelle. Quelques heures plus tard, la jeune femme accouchait heureusement.

Le désespoir de sir Richard Croft dit assez quelle fut l’impression produite par la mort de la princesse Charlotte ; c’est devant l’unanimité de la douleur publique que le malheureux avait perdu la tête. Nous avons dit plus haut que la nouvelle des espérances de la princesse avait été accueillie par des transports de joie ; la ruine subite de cet avenir était une calamité nationale. Il faut rappeler ici que cette année 1817 marque une des périodes les plus sombres de l’histoire d’Angleterre au XIXe siècle. Jamais le régent n’avait été aussi odieux à la nation. Méprisé des hautes classes, il était détesté du peuple. Le ministère Liverpool n’était plus de force à couvrir sa personne comme il avait pu le faire en 1814 et en 1815. La détresse de la population agricole et manufacturière augmentait de jour en