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Une œuvre qui le représente tel qu’il était au plein milieu de sa carrière, à trente-quatre ans, dix ans juste après la Leçon d’anatomie, ne pouvait manquer de reproduire en tout leur éclat quelques-unes de ses originales facultés. S’ensuit-il qu’elle les ait toutes exprimées? Et n’y a-t-il pas dans cette tentative un peu forcée quelque chose qui s’opposait à l’emploi naturel de ce qu’il y avait en lui de plus profond, de meilleur et de plus rare?

L’entreprise était nouvelle. La page était vaste, compliquée. Elle contenait, chose unique dans son œuvre, du mouvement, des gesticulations et du bruit. Le sujet n’était pas de son choix, c’était un thème à portraits. Vingt-trois personnes connues attendaient de lui qu’il les peignît toutes en vue, dans une action quelconque et cependant dans leurs habitudes de miliciens. Le sujet était trop banal pour qu’il ne l’historiât pas de quelque manière, et d’autre part trop précis pour qu’il y mît beaucoup d’invention. Il fallait, qu’ils lui plussent ou non, accepter des types, peindre des physionomies. D’abord on exigeait de lui des ressemblances et, tout grand portraitiste qu’on le dise et qu’il soit par certains côtés, la formelle exactitude des traits n’est pas son fort. Rien dans cette composition d’apparat ne convenait précisément à son œil de visionnaire, à son âme plutôt portée hors du vrai : rien, sinon la fantaisie qu’il entendait y mettre et que le moindre écart pouvait changer en fantasmagorie. Ce que Ravestein, Van der Helst, Frans Hals, faisaient si librement ou si excellemment, le ferait-il avec la même aisance, avec un égal succès, lui le contraire en tout de ces parfaits physionomistes et de ces beaux praticiens de premier jet? L’effort était grand. Et Rembrandt n’était pas de ceux que la tension fortifie ni qu’elle équilibre. Il habitait une sorte de chambre obscure où la vraie lumière des choses se transformait en d’étranges contrastes, et vivait dans un milieu de rêveries bizarres où cette compagnie de gens en armes allait mettre quelque désarroi. Le voilà, durant l’exécution de ces vingt-trois portraits, contraint de s’occuper longtemps des autres, peu de lui-même, ni bien aux autres, ni bien à lui, tourmenté par un démon qui ne le quittait guère, retenu par des gens qui posaient et n’entendaient pas qu’on les traitât comme des fictions. Pour qui connaît les habitudes ténébreuses et fantasques d’un pareil esprit, ce n’était pas là que pouvait apparaître le Rembrandt inspiré des beaux momens. Partout où Rembrandt s’oublie, j’entends dans ses compositions, chaque fois qu’il ne s’y met pas lui-même, et tout entier, l’œuvre est incomplète, et fùt-elle extraordinaire, a priori on peut affirmer qu’elle est défectueuse. Cette nature compliquée a deux faces bien distinctes, l’une intérieure, l’autre extérieure, et celle-ci est rarement la plus belle. Les erreurs qu’on est