Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les seuls points sur lesquels l’opinion soit unanime, surtout de nos jours, c’est la couleur du tableau qu’on dit éblouissante, aveuglante, inouïe (et vous conviendrez que de pareils mots seraient plutôt faits pour gâter l’éloge) et l’exécution qu’on s’accorde à trouver souveraine. Ici la question devient fort délicate. Il faut coûte que coûte abandonner les chemins commodes, entrer dans les broussailles et parler métier.

Si Rembrandt n’était coloriste dans aucun sens, on n’aurait jamais commis l’erreur de le prendre pour un coloriste, et dans tous les cas rien ne serait plus aisé que d’indiquer pour quels motifs il ne l’est pas; mais il est évident que sa palette est son moyen d’expression le plus ordinaire, le plus puissant et que dans ses eaux-fortes comme dans sa peinture, il s’exprime encore mieux par la couleur et par l’effet que par le dessin. Rembrandt est donc, avec beaucoup de raison, classé parmi les plus forts coloristes qu’il y ait jamais eu. En sorte que le seul moyen de le mettre à part et de dégager le don qui lui est propre, c’est de le distinguer des grands coloristes connus pour tels et d’établir quelle est la profonde et exclusive originalité de ses notions en fait de couleur.

On dit de Véronèse, de Corrège, de Titien, de Giorgion, de Rubens, de Velasquez, de Frans Hals et de Van-Dyck, qu’ils sont des coloristes parce que dans la nature ils perçoivent la couleur plus délicatement encore que les formes, et qu’aussi ils colorent plus parfaitement qu’ils ne dessinent. Bien colorer, c’est à leur exemple finement ou richement saisir les nuances, les bien choisir sur la palette et les bien juxtaposer dans le tableau. Une partie de cet art compliqué est régie en principe par quelques lois de physique assez précises, mais la plus large part est faite aux aptitudes, aux habitudes, aux instincts, aux caprices, aux sensibilités subites de chaque artiste. Il y aurait là-dessus beaucoup à dire, car la couleur est une chose dont les personnes étrangères à notre art parlent assez volontiers sans la bien comprendre et sur laquelle les gens du métier n’ont jamais, que je sache, dit leur mot. Réduite à ses termes les plus simples, la question peut se formuler ainsi : choisir des couleurs belles en soi et secondairement les combiner dans des relations belles, savantes et justes. J’ajouterai que les couleurs peuvent être profondes ou légères, riches de teinture ou neutres, c’est-à-dire plus sourdes, franches, c’est-à-dire plus près de la couleur mère ou nuancées et rompues comme on dit en langage technique, enfin de valeurs diverses (et je vous ai dit ailleurs ce qu’on entend par là), — tout cela c’est affaire de tempérament, de préférence et aussi de convenance. Ainsi Rubens, dont la palette est fort limitée, quant au nombre des couleurs, mais très riche en couleurs