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de Kostaïnicza est coupée par un carrefour où s’élève la municipalité ; c’est là que débouche la tête de pont qui forme la frontière, seul passage qui existe sur la Unna reliant l’Autriche à la Turquie d’Europe. Ce pont est un souvenir de l’occupation française, il a été construit par Marmont et rappelle par sa forme celui qui réunit les deux quartiers de Sissek.

Sans perdre de temps, je me présente à l’autorité civile, qui me délivre un permis de séjour. L’auberge qu’on m’a recommandée est occupée par les officiers de la garnison, et, quelques-uns ayant séjourné en Italie pendant l’occupation, je puis me renseigner auprès d’eux en m’exprimant en italien. Le passage du pont est libre, aucun arrêté ne défend de le franchir pour passer en Bosnie ; mais c’est une faculté dont personne ne profite, pas plus les Turcs que les Slaves d’Autriche. La situation est d’ailleurs très tendue entre les habitans des deux frontières ; on m’assure qu’il y a danger à entrer sur le territoire, surtout par ce point de Kostaïnicza, occupé militairement, et qui a été l’objet d’une attaque des insurgés quelques jours auparavant. Les récits les plus exagérés, les légendes les plus invraisemblables, racontés dans la salle commune, feraient croire à une grande exaltation de la part des habitans de la rive opposée. Jusqu’à ces derniers jours, on traversait encore, et il y avait des transactions entre les deux villes, mais aujourd’hui, les Serbes des faubourgs ayant abandonné leurs résidences, la plupart des maisons des émigrés sont occupées par des soldats venus de l’intérieur.

Comme l’auberge donne sur la rive même, nous descendons jusqu’au fleuve avec l’officier qui commande la garnison, et nous observons la Kostaïnicza turque. Des moulins de bois vermoulu, tellement penchés sur l’eau qu’ils semblent devoir s’effondrer à la première crue, accotés les uns aux autres, forment le premier plan. Le fleuve est très large, mais à peine navigable ; au milieu même de son lit, on voit le fond de sable, sur lequel croissent des roseaux. Les berges sont plantées de saules et d’arbustes aux feuillages légers, la plaine se déroule entre le fleuve et les collines qui bordent l’horizon ; à leur pied, sur une longueur considérable, s’étagent les maisons à toits noirs au milieu desquels se dressent les blanches mosquées, minces, effilées, couronnées de leurs toits pointus qui éveillent l’idée d’une bougie coiffée d’un éteignoir et dont les lames de fer-blanc accrochent violemment les rayons du soleil. À notre gauche, il semble que le fleuve soit barré par une haute estacade ; c’est le pont, dont les piles, très nombreuses et très rapprochées, formées d’arbres reliés par des bardeaux, se recouvrent les unes les autres dans la perspective. Un château-fort à murs largement