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mots avec le pope en lui faisant remarquer que la Unna est le plus sûr des remparts et qu’il peut aisément donner de la confiance à toute cette population affolée; mais il répond que cette idée de frontière, cette impossibilité morale d’en franchir les limites, est une notion insaisissable pour ces pauvres femmes ignorantes, qui ne se regarderont en sûreté que bien loin dans l’intérieur du territoire.

Costumes éclatans et pleins de caractère, types variés, impressions poignantes et profondes sur toutes les physionomies, belles lignes de paysage baignées dans une atmosphère argentée, scènes attachantes et tableaux complets qui se composent à chaque pas : quelle halte féconde ce serait pour un artiste ! Mais nous n’avons pas de temps à perdre, si nous voulons arriver à Novi à l’heure dite, et nous ne pouvons nous attarder longtemps devant ce grand épisode de l’émigration bosniaque. Nous remontons dans la charrette pour ne plus nous arrêter qu’à Korlat même, où nous entrons après avoir passé Zamljaca : une longue file de voitures du même genre que la nôtre encombrent l’entrée, franchissant une à une la porte étroite flanquée de petits murs bas et percés de meurtrières, gardée par un poste d’infanterie.

Nous sommes arrivés en face de Novi; le fleuve se divise en deux bras, l’un qui suit son cours vers la Croatie turque, l’autre qui tourne brusquement, faisant du point où nous sommes une presqu’île. Nous voulons avancer encore, le terrain manque sous nos pas. Novi s’élève sur l’autre rive au pied de hautes collines : il faut franchir le fleuve, très large en cet endroit, pour arriver à la voie ferrée; nous déposons le bagage, et nous nous inquiétons de trouver une barque. Ce lieu de Korlat est très étroit, c’est une langue de terre basse bordée de saules ; la route que nous avons suivie est tracée presqu’à l’extrémité de la pointe, et va se perdre dans le lit du fleuve : nous ne nous expliquons point cette halte de nombreuses charrettes dans un endroit sans issue; mais en avançant jusqu’à la bifurcation des deux bras, nous voyons une longue ligne de moulins qui, partant de la berge, vont jusqu’au milieu du fleuve, communiquant de l’un à l’autre par des passerelles. Chacun vient porter son grain à moudre et attend son tour.

Korlat n’est ni un village ni même un hameau, c’est le nom du promontoire et du groupe de moulins ; un bâtiment assez spacieux qui s’élève à quelques pas de la rive sert de résidence au finanzrath, inspecteur chargé de percevoir les droits de douane. Je suis accueilli là par un jeune homme qui porte la veste à col vert brodé de trois étoiles d’argent ; il me donne à entendre que nous nous sommes abusés, si nous avons cru passer le fleuve et arriver sans encombre