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boisé, d’un sol aussi fécond en produits minéraux qu’il est propre à la culture, désolé cependant par la guerre, et où deux races irréconciliables sont en présence armées l’une contre l’autre.

La seconde excursion m’a ramené vers Uncane, là même où, entre Kostaïnicza et Dvor, le passage des émigrans m’avait barré le chemin la veille. Je me fais accompagner d’un uhlan qui servira d’interprète. Le campement se tient toujours dans la plaine au bord de la route. Mêlé à tous les groupes, j’interroge, et je recueille là des témoignages de la haine invincible qui existe entre les possesseurs de la terre et ceux qui la cultivent; je constate aussi une fois de plus l’exaltation des populations slaves qui habitent la rive autrichienne de la Unna et le désir ardent de vengeance qui anime tous les coreligionnaires des raïas; mais en même temps j’acquiers la preuve de la réalité d’un fait qui n’est point à l’honneur de l’humanité : comme les pillards suivent les armées en campagne pour dépouiller les cadavres, nombre d’industriels hasardeux, moitié maquignons, moitié brocanteurs, banquiers douteux et prêteurs à usure, épient les passages et spéculent sur la détresse des émigrans. Les raïas arrivent en foule au bord du fleuve, les animaux qu’ils chassent devant eux vont être emportés par le courant, un paysan âpre au gain et de connivence avec les malfaiteurs, leur offre sa barque et les presse de vendre à vil prix un bétail que le Turc leur enlèvera, s’ils sont surpris, et qui se noiera, si personne ne leur vient en aide : ils sont dénués, ils vont vers l’inconnu, sans abri ni ressources; on les tente par l’appât de quelques florins et on les dépouille sans pitié ni merci. Si l’habitant des confins gardait par devers lui un bien acquis par des moyens aussi bas, la conscience publique se soulèverait; d’ailleurs il ne pourrait justifier de sa légitime possession ; mais il cache le fruit de son rapt et le revend immédiatement à un prix supérieur à ces spéculateurs de passage attirés par le désastre.

Toutes mes précautions sont prises, je me suis entendu avec M. Adam Snirç, le chef de la station de Novi, et le matin du troisième jour après la déception de Korlat, je quitte Podové à sept heures du matin pour gagner la ville turque. Pendant ces deux journées passées dans le village, vivant en plein air, constamment mêlé à la foule comme un voyageur pour lequel tout est un sujet d’intérêt, j’ai été l’objet de la curiosité publique; l’insistance à observer toute chose, les largesses qu’il a fallu faire à ceux qui ont bien voulu poser complaisamment pendant que d’autres fuyaient éperdus à la seule proposition qui leur était faite à ce sujet, la curiosité naturelle qu’inspire la présence d’un étranger, et surtout celle d’un Français, dans ces régions que nos compatriotes visitent peu, tout a contribué à éveiller l’attention des habitans. Chacun sait que mon