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il doit disparaître ; les dieux interviendront. » Oui, les dieux sont intervenus ; mais ils n’aiment pas toujours à se déranger, et voilà pourquoi il nous arrive de rencontrer des vibrions qui se portent bien et pour lesquels la vie sera longtemps encore un chemin fleuri.

M. Dumas a fait autrefois des peintures fort étudiées de la destinée et du cœur humains. Il a prouvé dans ses premières pièces à quel point il possédait la faculté de voir, le don de l’observation. Il a découvert des régions inexplorées, il les a décrites avec une science précise et un art consommé. Il semble qu’aujourd’hui il ferme les yeux pour ne plus voir qu’en dedans. Il est la proie d’une imagination fumeuse, qui habite un monde à demi fantastique. Cette imagination est une véritable hallucinée ; elle nous impose ses visions, ses rêves, ses fantômes, et nous oblige de les prendre au sérieux. Quand on entend pour la première fois l’Étrangère, peu s’en faut qu’on ne subisse le charme d’un éloquent mensonge, qui dédaigne cependant de se rendre vraisemblable ; peu s’en faut qu’on n’admette la réalité de situations et de personnages impossibles. En reprenant son pardessus au vestiaire, on y reprend aussi son bon sens, et la vision s’évanouit. On lit dans un conte allemand qu’un voyageur, surpris par la nuit près d’un château illuminé a giorno, s’avisa d’y demander l’hospitalité. Il y trouva une nombreuse et brillante compagnie. Les hommes avaient bon air, les femmes étaient jolies et très parées ; princes et princesses, marquis et marquises, conversaient agréablement, et se renvoyaient la balle avec une étonnante dextérité. Toutefois, en les examinant de plus près, le voyageur crut découvrir dans leurs gestes quelque chose de singulier, dans leur langage quelque chose d’étrange et dans leurs regards je ne sais quoi qui n’était pas de ce monde. Il se hâta de se retirer, et il apprit du concierge que les habitans de ce château étaient tous morts depuis longtemps. Du même coup il s’aperçut que le concierge lui-même, qui parlait aussi bien que le docteur Rémonin, était mort, lui aussi, quoiqu’il se donnât beaucoup de peine pour avoir l’air d’être en vie ; encore n’était-il pas prouvé qu’il eût jamais vécu.

Ce n’est pas seulement le docteur Rémonin qui a le don de la parole, tous les personnages qui lui donnent la réplique sont comme lui de remarquables et puissans raisonneurs, des conférenciers de premier ordre. Quand ils ouvrent la bouche, c’est pour entamer un récit ou pour exposer une théorie. Ils se sentent extraordinaires, et ils éprouvent le besoin de s’expliquer à eux-mêmes et aux autres. Ils démontent de leurs propres mains leur petite machine, ils en font les honneurs au public ; ils disent tous en quoi ils sont faits, à quelle fin ils ont été créés. Les réalistes devraient se croire tenus d’imiter la nature, et une qualité qu’on ne peut lui refuser est d’être parfaitement naturelle, elle l’est jusqu’à la naïveté. N’a-t-on pas dit que « le cœur humain ne sait jamais