Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps de violences et de ruses, de finesse en politique, de sauvagerie en fait, de perfidies, de trahisons, de sermens jurés et violés, de révoltes dans les villes, de massacres sur les champs de bataille, d’efforts démocratiques et d’écrasement féodal, de demi-culture intellectuelle, de faste inouï. Rappelez-vous seulement cette haute société bourguignonne et flamande, cette cour gantoise, si luxueuse par les habits, si raffinée par les élégances, si négligée, si brutale, si malpropre au fond, superstitieuse et dissolue, païenne en ses fêtes, dévote à travers tout cela. Voyez les pompes ecclésiastiques, les pompes princières, les galas, les carrousels, les festins et leurs goinfreries, les représentations scéniques et leurs licences, l’or des chasubles, l’or des armures, l’or des tuniques, les pierreries, les perles, les diamans; imaginez en dessous l’état des âmes, et de ce tableau qui n’est plus à faire, ne retenez qu’un trait, — c’est que la plupart des vertus primordiales manquaient alors à la conscience humaine : la droiture, le respect sincère des choses sacrées, le sentiment du devoir, celui de la patrie, et chez les femmes comme chez les hommes, la pudeur. Voilà surtout ce dont il faut se souvenir quand, au milieu de cette société brillante et affreuse, on voit fleurir l’art inattendu qui devait, semble-t-il, en représenter le fond moral avec les surfaces.

C’est en 1420 que les Van-Eyck s’établissent à Gand. Hubert, l’aîné, met la main au grandiose triptyque de Saint-Bavon : il en conçoit l’idée, en ordonne le plan, en exécute une partie et meurt à la tâche vers 1426. Jean, son jeune frère et son élève, poursuit le travail, le termine en 1432, fonde à Bruges l’école qui porte son nom, et y meurt en 1440, le 9 juillet. En vingt ans, l’esprit humain, représenté par ces deux hommes, a trouvé par la peinture la plus idéale expression de ses croyances, la plus physionomique expression des visages, non pas la plus noble, mais la première et correcte manifestation des corps en leurs formes exactes, la première image du ciel, de l’air, des campagnes, des vêtemens, de la richesse extérieure par des couleurs vraies; il a créé un art vivant, inventé ou perfectionné son mécanisme, fixé une langue et produit des œuvres impérissables. Tout ce qui était à faire est fait. Van der Weyden n’a d’autre importance historique que de tenter à Bruxelles ce qui s’accomplissait merveilleusement à Gand et à Bruges, de passer plus tard en Italie, d’y populariser les procédés et l’esprit flamands, et surtout d’avoir laissé parmi ses ouvrages un chef-d’œuvre unique, je veux dire un élève qui s’appelait Memling.

D’où venaient les Van-Eyck, quand on les voit se fixer à Gand, au centre d’une corporation de peintres qui existait déjà? Qu’y apportèrent-ils? qu’y trouvèrent-ils? Quelle est l’importance de leurs découvertes dans l’emploi des couleurs à l’huile? Quelle fut enfin