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ni occupations connues, et ne se soucient ni du monde, ni de ses habitans. Une chose frappe encore en comparant ces deux manifestations du polythéisme : dans la tradition antique, telle du moins que nous l’ont transmise les poètes après l’avoir façonnée suivant leur génie, tout est clair, précis, expliqué par des mobiles humains, accompli par des moyens surhumains sans doute, mais non point surnaturels; il n’y a pas de mystères pour l’esprit. Dans le mythe japonais, tout est vague, inconcevable et surpasse l’entendement. Dans l’une, l’homme se sent en communion avec la grande nature, l’alma mater ; dans l’autre, il se sent écrasé par elle. Là, comme partout, se révèlent l’indécision, l’obscurité des conceptions de l’esprit japonais, cet état d’incertitude, de formation inachevée qui caractérise la langue, la littérature, les pensées de ce peuple impatient de tout savoir, incapable de rien approfondir.

D’ailleurs une conception ne prend forme dans l’imagination des masses qu’à la condition d’y être l’objet d’une certaine émotion. L’homme ne tient à définir que ce qui le touche. La religion n’émeut pas le Japonais, elle ne tient aucune place dans ses préoccupations. Si par esprit religieux il faut entendre la contemplation d’êtres supérieurs, juges des actions humaines et la volonté d’obéir à leurs décrets, on peut dire que l’esprit religieux est complètement absent de la doctrine que nous examinons. La « voie des dieux » n’enseigne rien de plus que le culte des ancêtres; elle ne contient pas de dogme relatif à l’essence des dieux, à la théorie des peines et des récompenses, à l’immortalité de l’âme. Sans doute les empereurs morts deviennent des kami ; descendans de la déesse du soleil, ils reprennent leur place à côté d’elle, mais en est-il de même des simples mortels? Ni les fidèles, ni les prêtres, aussi ignorans que les fidèles, ni les commentateurs ne peuvent le dire.

S’il ne renferme pas de catéchisme, le shinto est encore plus dépourvu d’un code de morale. A part des prescriptions superstitieuses contre l’impureté physique et une classification détaillée des choses impures qui rappelle encore une fois l’Egypte, le croyant ne trouve dans ses traditions que des exemples de kami à suivre ou à éviter, mais pas de préceptes de conduite ; il y a plus, les savans théologiens du shinto (car cette étrange religion a eu les siens) en font un mérite à leur croyance. D’après eux, « les habitans de l’Empire du soleil levant, ayant été créés par les dieux, possèdent naturellement la connaissance du bien et du mal, et font leur devoir par instinct; s’il en était autrement, ils seraient inférieurs aux animaux qui, eux, n’ont pas besoin qu’on leur enseigne ce qu’ils ont à faire. Dans les autres pays qui ne sont pas le domaine spécial de la sage Amatéras, les esprits du mal, ayant trouvé le champ libre, ont corrompu l’humanité, et c’est pour cela qu’il a fallu rédiger un