Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/354

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hésité. Militaire la veille, il se faisait le lendemain agriculteur ; il devenait une sorte d’intendant des biens fort négligés de la famille. Militaire et agriculteur, c’étaient là, sans qu’il le sût, les deux écoles les plus sérieuses pour le politique. L’agriculture avait le mérite d’être la seule occupation possible sous un pouvoir qui voyait un péril révolutionnaire jusque dans l’industrie : Cavour s’adonnait à la vie agricole non avec dégoût ou par passe-temps, mais avec le feu d’une activité impatiente, avec l’entrain et les ressources d’une nature disposée, selon son expression, à ne pas faire les choses à demi, prenant à tout un goût et un intérêt croissant. « Je suis dans les grandes spéculations, écrivait-il à ses amis de Genève, j’ai acheté une vaste terre dans les rizières. Je crois avoir fait une excellente affaire ; il me manque seulement l’argent pour la payer ; à cela près, elle doit me donner un bénéfice superbe. Je ne sais pas faire les choses à demi ; une fois lancé dans les affaires, je m’y suis donné tout entier. J’y suis d’ailleurs forcé par ma position. Je suis cadet, ce qui veut dire beaucoup dans un pays aristocratiquement constitué ; il faut que je me crée un sort à la sueur de mon front… » Cette vaste terre dont il parle, c’est Leri créé et transformé par Cavour en plein Vercellais, ce Leri où tout-puissant ministre il est allé si souvent chercher vingt-quatre heures de repos au milieu des plus dévorantes affaires.

C’est là, dans ce pays assez monotone de Verceil, dans cette plaine couverte de rizières et de prairies sans ombrages, c’est là que Camille de Cavour a vécu pendant des années, syndic de son village et fermier, dirigeant lui-même tous les détails d’une immense exploitation, cherchant un secours dans les découvertes de la science, introduisant les procédés nouveaux, les machines dans ses cultures, et faisant d’une terre délabrée un domaine modèle. C’était son œuvre, sa conquête, prélude de bien d’autres conquêtes, et, à mesure que le succès souriait à sa hardiesse, il ne craignait pas d’étendre ses opérations ; il avait de l’activité pour tout, pour un défrichement de forêt comme pour la création d’un canal ou d’une banque, pour l’acclimatation de la betterave comme pour l’établissement d’une fabrique de sucre ou d’une manufacture de produits chimiques. Un jour même, il avait entrepris de fournir huit cents moutons mérinos au pacha d’Égypte, et il tint son engagement, quoiqu’il fût d’abord assez embarrassé. Assurément cette vie occupée et active au milieu de laquelle il offrait parfois à ses amis la libre et joyeuse hospitalité non d’une résidence de luxe, mais d’une ferme opulente, cette vie a été féconde pour Cavour. Il lui a dû ce qui a été une partie de son originalité et de sa force dans la politique, cette expérience familière