Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/357

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans ses lettres familières, il remuait bien des questions qu’il avait l’air d’effleurer en se jouant, qu’il marquait d’un trait vif et net, en homme qui voyait clair et loin sans s’étonner de rien.

Un jour, avant le livre de Tocqueville, au courant d’une lettre à un de ses amis, il décrivait la marche des sociétés nouvelles vers une démocratie aux formes encore indistinctes. Il montrait le nivellement matériel et intellectuel tendant à s’opérer entre les classes, les patriciats plus qu’à demi détruits, les vieilles organisations en train de s’effondrer ou de se transformer, et il ajoutait : « Que reste-t-il donc pour lutter contre les flots populaires ? Rien de solide, rien de puissant. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Je n’en sais trop rien, mais c’est à mon avis l’inévitable avenir de l’humanité, Préparons-nous-y ou du moins préparons-y nos descendans, que cela regarde encore plus que nous. » — Est-ce un bien ? est-ce un mal ? il voyait un fait inévitable, et il était de ceux qui ne se révoltent pas contre les faits évidens, qui croient qu’il n’y a rien de mieux que d’en tirer parti en les dirigeant. Une autre fois, excité par le bruit qui se faisait en France autour des jésuites, maîtres de son petit Piémont, il écrivait à une dame française : «… Si l’on veut connaître la nature intime de l’ordre, ce n’est pas là où les jésuites luttent, là où leur position est précaire, qu’il faut les étudier. On ne les appréciera pleinement que là où, ne rencontrant aucun obstacle, ils appliquent leurs règles d’une manière logique et conséquente. Ils n’ont rien appris, rien oublié. Leur esprit, leurs méthodes sont les mêmes. Malheur au pays, malheur à la classe qui leur confiera l’éducation exclusive de la jeunesse ! A moins de circonstances heureuses qui détruisent dans l’homme les leçons de l’enfant, ils feront dans un siècle une race abâtardie. L’opinion que j’exprime ici est partagée par les membres les plus distingués de notre clergé… Les jésuites ne sont pas dangereux en France. Dans un pays de liberté, de science et de lumières, ils seront toujours réduits à se modifier, à se transformer ; ils n’obtiendront jamais un empire réel, durable, ni dans le monde politique, ni dans le monde des intelligences. Je voudrais, dans l’intérêt de l’humanité, qu’on pût traiter avec les jésuites et leur concéder, dans les pays d’où ils sont exclus, trois, quatre, dix fois plus de liberté qu’ils n’en accordent dans les pays où ils dominent. » Qu’on remarque ce vœu — même pour les jésuites !

Oui assurément, Cavour a été un libéral de la première heure ; mais il l’a toujours été à sa manière, avec son tempérament. Il avait le libéralisme d’un esprit bien équilibré, sans préjugés, sans fanatisme comme sans dépit, sans rien de maladif ou de chagrin, et j’imagine qu’il devait un peu sourire lorsque son ami Pietro de Santa-Rosa