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étaient déjà fatigués de la guerre et voulaient s’en, aller. Ils devinrent si mutins que des régimens entiers durent être, comme mesure disciplinaire, déportés en Floride, et que Sherman dut un jour faire mettre des canons en batterie devant sa propre brigade, en menaçant de la mitrailler.

Un autre jour, il lui arriva l’aventure suivante. C’était le matin. L’appel et le rapport venaient d’être faits. On avait rompu les rangs lorsqu’au milieu des soldats, qui sortaient en foule du fort où ils étaient campés, il vit venir à lui un officier : « Colonel, me dit-il, je vais à New-York. Que puis-je faire pour votre service ? — Comment, répondis-je, pouvez-vous aller à New-York ? Je ne me souviens pas d’avoir signé votre permission. — Non, en effet, mais je n’ai pas besoin de votre permission. Je me suis engagé à servir pour trois mois ; les trois mois sont dépassés. Que le gouvernement me retienne la paie qu’il me doit, cela m’est bien égal. Je suis avocat. J’ai négligé mes affaires suffisamment, et je m’en vais. — Je remarquai alors que bon nombre de soldats s’étaient arrêtés pour l’écouter, et je vis que, si cet officier pouvait me défier, ils feraient tous de même. Je lui dis donc sèchement : — Capitaine, cette question de votre temps de service a été soumise à qui de droit, et la décision prise a été publiée. Vous êtes soldat et vous devez obéir jusqu’à votre congé dûment en règle.-Si vous essayez de vous en aller sans ordre, ce sera un acte de révolte, et je vous tuerai comme un chien. Rentrez dans le fort maintenant.., à l’instant, et gardez-vous d’en sortir sans mon ordre. — J’avais une capote, et peut-être ma main était-elle dans ma poitrine. Il me regarda fixement, hésita et rentra dans le fort. »

Quelques heures après, Sherman rencontra le président Lincoln qui passait en voiture découverte avec M. Seward et allait visiter le camp. Il lui demanda s’il comptait haranguer les soldats, et, sur sa réponse affirmative, il le pria de vouloir bien décourager les cris, les acclamations, la confusion, ajoutant qu’il y avait eu assez de hurrah ! avant et après Bull’s-Run pour désorganiser les meilleures troupes. Ce qu’il fallait, c’étaient de vrais combattans et des hommes de sang-froid. « Plus de braillards, plus de faiseurs d’embarras ! » Cela dit, les troupes furent rassemblées, et M. Lincoln, debout dans sa voiture, fit son speech. A un passage de son discours, les soldats commencèrent à l’acclamer. « Ne criez pas, enfans, dit-il ; j’avoue que, quant à moi, j’aime assez les hurrahs ; mais, le colonel Sherman dit que ce n’est pas militaire, et ce que nous avons de mieux à faire, c’est de nous rendre à son opinion. » En terminant, il ajouta que, comme président, il était commandant en chef, et demandait que quiconque avait une réclamation à faire s’adressât à lui. « À ce moment, dit Sherman, je vis dans la foule l’officier que j’avais remis à sa place le matin. Sa figure était pâle et ses lèvres serrées.