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que je les prenne ? » Sherman affirma qu’il y avait une quantité d’hommes dans le nord prêts à venir, s’il voulait rétribuer leurs services. Il discuta ensuite le sujet complètement et amicalement, et crut avoir fait impression sur le ministre en lui démontrant la grandeur de la guerre qu’on allait avoir sur les bras, car il l’entendit recommander à l’adjudant-général Thomas de prendre note de sa conversation.

On en prit trop bien note, et les conséquences faillirent être désastreuses pour lui. A peine M. Cameron et sa suite furent-ils revenus à Washington qu’un journal, renseigné probablement par un des reporters qui avaient assisté à l’entrevue, en rendit compte et fit ressortir la proposition insensée d’avoir dans l’ouest une armée de 200,000 hommes. Tous les journaux répétèrent à l’envi cette indiscrétion en appuyant sur le mot insensée. Bientôt, comme la nouvelle allait en grossissant, l’épithète insensée passa de la proposition à son auteur, et les journaux se mirent à raconter douloureusement que le colonel Sherman était devenu fou. On se le répéta de bouche en bouche, et la rumeur arriva jusqu’à lui peu de jours après, juste au moment où il était transféré d’un commandement à un autre. L’opinion qu’il était toqué et dérangé le suivit dans son nouveau poste, où il fut entouré d’une surveillance pleine de ménagemens qui rendait toute autorité impossible. Enfin, dernier coup, sa femme, naturellement émue des rumeurs persistantes qui circulaient, accourut près de lui toute éplorée.

Maudissant les reporters et les journaux, Sherman comprit qu’il fallait laisser à l’orage le temps de se dissiper. Il prit un congé. Quand il revint, il trouva que les avis du fou avaient été suivis. De nombreuses troupes se concentraient ; l’ordre de prendre l’offensive était donné, et, conséquence immédiate, non-seulement tout danger d’invasion avait disparu, non-seulement la confiance était revenue sur toute la frontière fédérale, mais c’était l’ennemi à son tour qui allait tomber dans l’erreur signalée par Sherman, former une longue ligne de défense et offrir ainsi une occasion éclatante de succès aux armées de l’Union. Pour diriger à la fois le mouvement offensif et toutes les opérations militaires dans l’ouest, on avait envoyé de Washington à Saint-Louis un habile homme, un organisateur de la victoire à la Carnot, un de ces généraux qui gagnent les batailles du fond de leur cabinet.

Un soir, Sherman se trouvait seul avec lui et le chef d’état-major, lorsqu’eut lieu entre eux un entretien dont la mise en scène a le tort de rappeler celle d’une opérette célèbre, mais qu’il faut pourtant rapporter. Le commandant en chef ayant à côté de lui ses deux interlocuteurs était « devant une carte étalée sur sa table, un grand crayon à la main ; il demanda : — Où est la ligne des positions