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âge sous l’influence des mêmes circonstances, à une époque où, selon une remarque de Tocqueville, toute l’Europe latine et germanique avait des institutions identiques. La Russie, comme la plupart des peuples slaves, ne faisant point alors partie de cette communauté européenne, les mêmes noms n’y sauraient avoir la même signification. Ces mots de nobles ou de bourgeois, nous ne les employons en parlant d’elle que faute de termes meilleurs, pour ne pas toujours nous servir de sons peu familiers aux oreilles françaises. En Russie aussi, toute cette hiérarchie, toutes ces dénominations de classes sont nées au moyen âge, mais dans un moyen âge isolé et différent du nôtre. Par l’origine, par l’esprit et le rôle historique, le dvorianine et le mechtchanine, le noble et le bourgeois russes s’éloignent peut-être encore plus du bourgeois ou du gentilhomme européens que le clergé grec du clergé latin, le pope orthodoxe marié du prêtre catholique voué au célibat. Entre l’un et l’autre, à peine y a-t-il un air de famille.

Comme toutes choses en Russie, c’est de Pierre le Grand, et après lui de la grande Catherine, que date la constitution des quatre principales classes de la société dans leur forme moderne. C’est Pierre qui, en établissant le tchine, la hiérarchie officielle des rangs selon le grade ou l’emploi, a définitivement donné à ce que les Russes appellent noblesse (dvorianstvo) son caractère national ; c’est Catherine qui, sous l’influence du libéralisme occidental, a érigé cette noblesse, ainsi que la bourgeoisie des villes, en corporations pourvues de certains droits communs. Dans la société réglementée par Pierre Ier, chaque citoyen semblait avoir sa place marquée par la loi, chaque classe sa sphère d’activité définie, et pour ainsi dire sa spécialité. Au paysan le travail de la terre comme au bourgeois des villes le commerce ou l’industrie, au noble le service public comme au prêtre le service de l’autel. Chaque rouage, chaque engrenage avait son rôle indiqué dans la machine de l’état, et aucun ne s’en pouvait écarter. Ces classes, si nettement délimitées, entre lesquelles aujourd’hui même les mœurs et l’éducation tracent souvent une démarcation plus nette que la loi, ces groupes à vocations si étroitement déterminées n’étaient cependant point des castes fermées. La nature même du pouvoir dont elles étaient l’œuvre ne leur pouvait permettre de s’enclore et de se murer en elles-mêmes. Les unes comme les autres, les supérieures comme les inférieures, n’existaient que dans l’intérêt du trône et de l’état, non par elles-mêmes ou pour elles-mêmes, et, selon ses besoins ou ses vues, le souverain restait le maître d’élever ou d’abaisser ses sujets d’une classe à l’autre.

Dans une telle société, aucune classe ne tenant ses droits et