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villes elles-mêmes y sont relativement peu nombreuses et peu peuplées. L’avenir, le progrès de l’industrie et de la civilisation, le progrès même de la population ne feront là comme partout qu’augmenter le prolétariat urbain en accroissant les villes. Le mechtchanstvo a reçu de l’émancipation même d’importans renforts ; il a été l’unique asile de plusieurs catégories de serfs, d’une en particulier, des dvorovyé, les serfs domestiques. Ces hommes que, depuis plusieurs générations, parfois le service de leurs maîtres avait soustraits à la culture des champs et détachés des communes de paysans, n’ont pu, en redevenant libres, recouvrer leur part des terres communales. De l’émancipation, ils n’ont reçu d’autre bien que la liberté personnelle, et, affranchis de la tutelle de leurs maîtres, ils doivent vivre de leur travail, vivre de leur salaire, sans droit de propriété sur la terre qu’ils foulent ou dans la maison qu’ils habitent, sans autre héritage à transmettre à leurs enfans que le léger pécule de minces économies. Pas plus la Russie qu’un autre état n’a encore trouvé le secret d’assurer à chaque homme une demeure permanente, à chaque famille un foyer héréditaire, et de mettre la population toujours croissante de nos fourmilières humaines au-dessus des atteintes du vice ou de l’imprévoyance[1].

Pour les conditions d’existence, ces mechtchané et ces artisans russes ressemblent à la population la moins favorisée de nos villes ; ils en diffèrent par un point important : l’absence d’esprit particulier, l’absence d’esprit urbain. Le prolétariat des villes, le salariat ouvrier n’a pas, comme ailleurs en Europe, d’esprit de classe opposé à la fois à la haute bourgeoisie et au peuple des campagnes. C’est à ce point de vue que l’on peut dire que les grandes cités russes manquent de la plèbe urbaine de nos capitales européennes. Elles en ont déjà l’étoffe ou la matière première, mais ces élémens ne sont encore ni assez nombreux ni assez forts, ils n’ont pas encore assez conscience d’eux-mêmes pour avoir les aspirations ou les exigences ambitieuses des classes ouvrières de l’Occident. Par les idées, par les croyances et les sentimens comme par le costume et les mœurs, le peuple des villes russes se distingue encore peu du peuple des campagnes. Le mechtchanine, l’artisan surtout, n’est que le moujik des villes. La religion, qui en Russie est demeurée une des grandes forces sociales, retient encore sous son empire ces masses urbaines que, dans plusieurs pays de l’Occident, le christianisme catholique ou protestant semble avoir perdues sans retour.

  1. Il est juste de remarquer que les artisans des villages, aujourd’hui encore les plus nombreux, ont comme les autres paysans leur lot de terre. Nous aurons du reste occasion de revenir sur cette importante question en étudiant la situation de la classe rurale.