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encore de cette force, mais le fils un jour couchera dans le lit du père et y dormira.

Comme la population inférieure des villes, comme le mechtchanine, le marchand appartient encore, par les idées et les habitudes, par le milieu et l’éducation, au même peuple, au même monde que le moujik. Il n’y a dans les guildes russes rien qui rappelle notre ancien tiers-état, avec son mouvement d’esprit, son instruction, ses ambitions. On y sent à peine encore un ferment d’activité politique ou intellectuelle. Jusqu’à ces dernières années, la science et la littérature ne devaient presque rien en Russie à la bourgeoisie[1]. Comme l’indique ce nom même de houptsy, de marchands, donné à la portion la plus élevée du tiers-état, il n’y a eu jusqu’ici en Russie qu’une bourgeoisie de comptoir, il n’y a eu chez elle d’autre classe moyenne que le commerce et l’industrie, tous deux dominés par un esprit exclusivement mercantile, conservateur et routinier. C’est encore là un des motifs du peu de culture, du peu d’influence de cette classe en Russie. La plupart des professions qui ont le plus relevé la bourgeoisie en Europe, celles qui en touchant à la science, aux lettres, aux lois, lui ont valu le plus de considération et souvent même lui ont assuré dans l’état et dans la société une autorité que la législation ne lui reconnaissait pas encore, la plupart des professions vulgairement appelées libérales, manquaient presque autant à la Russie de Pierre Ier et de Catherine II qu’à la Moscovie des Ivan et des Vassili. Chez elle, ni juristes, ni médecins, ni écrivains, ni professeurs, ni ingénieurs, pas même de notaires, d’avoués ou de procureurs, rien que des employés et des scribes, sans instruction et sans ressemblance pour l’éducation ou la considération sociale avec leurs analogues d’Occident. Il ne pouvait y avoir beaucoup d’avocats dans un pays où en 1860 la procédure était encore écrite et secrète ; il n’y avait guère de jurisconsultes, alors que la législation était un chaos, que la justice était arbitraire ou vénale. La Russie ne connut jamais cette noblesse de robe qui par le rang et l’esprit tenait déjà une si grande place dans notre ancienne France ; elle connaissait à peine une magistrature : les fonctions de tout ordre étaient exercées par la même classe de fonctionnaires, souvent par les mêmes personnes, sans spécialité et sans

  1. A cette règle il n’y a guère, dans la littérature de la première moitié du XIXe siècle, qu’une double exception : deux poètes de province, jumeaux par le talent et l’inspiration comme par l’origine, Koltsof et Nikitine, l’un petit marchand, l’autre petit mechtchanine, et encore cette apparente exception confirme-t-elle indirectement la règle par le caractère naïf, tout national et tout populaire des deux poètes. Aujourd’hui on pourrait citer quelques écrivains ou quelques savans sortis de la même classe.