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LA MADONE DE L’AVENIR.

manque que la main de Raphaël. Son génie, je l’ai ! Quel dommage, direz-vous, que je n’aie pas sa modestie ! Ah ! laissez-moi discourir, — c’est la seule consolation qui me reste. Je suis la moitié d’un génie. Où donc se trouve mon autre moitié ? Logée peut-être dans l’âme d’un copiste servile ou dans les doigts d’un habile ouvrier qui fabrique à la douzaine ses pastiches vulgaires. Que ne me suis-je contenté d’être habile et médiocre ! Si j’avais pu m’y résoudre, j’aurais trouvé des admirateurs.

Je ne savais que dire au pauvre peintre. Je compris seulement qu’il importait de l’attirer hors de cette chambre à laquelle on ne pouvait sans ironie donner le nom d’atelier. Je n’ose dire que je le décidai à sortir avec moi, — il se laissa tout simplement emmener. Dès les premiers pas que nous fîmes en plein air, je vis combien il était devenu faible. En dépit de mes instances, il refusa de prendre autre chose qu’un verre de madère. Il parut ensuite se ranimer et murmura qu’il voudrait revoir le musée Pitti. Je n’oublierai jamais notre triste promenade à travers ces riches galeries où chaque tableau paraissait briller d’un éclat nouveau et lancer un défi. Les portraits avaient l’air d’adresser un sourire plein d’un ineffable dédain au prétendant découragé qui avait songé à lutter avec les triomphateurs. La Madone à la chaise elle-même ne s’apitoya pas ; un reflet de la sinistre ironie des femmes de Léonardo semblait tomber sur elle. Nous n’échangeâmes guère une parole. C’était le silence des adieux pénibles. À la façon dont Théobald s’appuyait sur mon bras et traînait la jambe, j’eus le pressentiment que cette visite serait sa dernière. En quittant le palais Pitti, il était si épuisé qu’au lieu de l’emmener dîner à mon hôtel, je le reconduisis chez lui en voiture. Durant le trajet, il tomba dans une sorte de léthargie. Les yeux fermés, pâle comme la mort, il s’affaissa dans son coin. Il ne dormait pourtant pas, car sa faible respiration était parfois entrecoupée par un gémissement étouffé ou un effort qu’il faisait pour parler. Aidé par la vieille que j’avais vue le matin, je parvins à l’amener jusqu’à son logis, où nous le déposâmes sur son misérable grabat.

— Ne le quittez pas, dis-je alors à la vieille ; je cours chercher un médecin.

Tandis que je m’éloignais, elle me suivit jusque sur le palier et marmotta : — Cher digne homme, est-ce qu’il va mourir ?

— J’espère bien que non. Son état n’a rien de très alarmant, autant que j’en puis juger. Il est très faible, voilà tout.

— Cela ne m’étonne pas ; je crois qu’il ne s’est pas couché depuis quatre jours et il n’a guère mangé. Chaque matin, je le retrouvais assis devant sa grande toile à laquelle il avait l’air de dire ses