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contempler le point de vue du château de Bude, se promener dans le bois de la ville de Pesth et regarder les collections du Musée national ; mais passez quelques jours à la campagne, là où se trouvent un vieux château et une vieille famille, allez surtout dans la région voisine des Carpathes, où l’aristocratie seule est magyare, où le peuple est slovaque, dans un de ces châteaux dont la porte est encore aujourd’hui gardée par un homme d’armes, la hache sur l’épaule, et vous aurez l’impression d’un monde encore vivace disparu de notre Occident. La bonté des châtelains et des châtelaines, le respect dont on les entoure, ne les préservent pas des passions haineuses qu’engendre l’infériorité et que développent les malheurs publics. Lors du choléra de 1831, plusieurs seigneurs furent accusés d’empoisonner les fontaines et massacrés ; une grande dame, qui pendant le choléra de 1873 soignait courageusement les paysans de sa propre main, nous a raconté qu’on murmurait les mêmes absurdités assez distinctement pour qu’elle les entendît au lit des malades. A vrai dire, dans ces régions-là presque rien n’a été changé par la suppression des lois féodales : les propriétés sont immenses, il n’est pas rare qu’un grand seigneur possède trente villages, les maisons comme les champs, de sorte que les paysans sont presque tous, non pas même leurs fermiers, mais leurs journaliers et leurs domestiques.

Même dans ces régions excentriques, même dans ces conditions qui semblent avantageuses, la noblesse magyare n’est pas à l’abri d’une crise économique qui va grandissant chaque jour. La grande propriété directe est ruineuse en cas de mauvaise récolte. Les très hautes et très riches maisons résistent, surtout quand elles possèdent des valeurs mobilières nationales ou étrangères ; mais les maisons de second ordre, confiantes depuis longtemps dans leurs domaines étendus, habituées depuis longtemps à une vie noble et fastueuse, se voient obligées d’emprunter, et, comme il n’y a plus qu’un petit nombre de majorats, elles finissent par vendre une partie de leurs terres. L’acquéreur est inévitablement le Juif ou l’Allemand du voisinage, dont la maison s’élève à côté du château endetté : de là toute une crise sociale dont la noblesse magyare sortira à son honneur, si elle sait faire certains sacrifices d’amour-propre, car elle a subi victorieusement des épreuves encore plus redoutables que celles-là.

La suppression de la féodalité dans l’ensemble du pays a exercé et continue d’exercer une influence directe sur les finances du royaume. En France, trente-cinq ans après l’émigration, il a fallu 1 milliard d’indemnité pour effacer la trace des confiscations ; en Hongrie, des millions de florins sont consacrés chaque année au