Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/642

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’homme tel que la nature l’a créé, jouet inconscient de son tempérament et de son organisation physique. A cet égard, il est arrivé à une telle justesse d’observation qu’aujourd’hui même, et malgré les progrès de la science, on ne saurait décrire plus rigoureusement qu’il ne l’a fait certains symptômes de la folie, les troubles de nos sens et la plupart des phénomènes de l’hallucination. C’est sous ces différens aspects que nous nous proposons d’examiner successivement les principales créations de Shakspeare,


I

« Mon père ! Il me semble que je le vois par l’œil de mon âme, » dit Hamlet à Horatio, donnant ainsi en quelques mots la définition la plus courte et la plus exacte de l’hallucination. Aucun ouvrage spécial n’a mieux dépeint les phases et les conditions de ces illusions sensorielles que le monologue de Macbeth : « Est-ce un poignard que je vois devant moi, le manche tourné vers ma main ? Viens, laisse-moi te saisir ; je ne te tiens pas, et cependant je te vois toujours. Fatale vision, n’es-tu donc pas sensible au toucher comme à la vue ? ou bien n’es-tu qu’un poignard imaginaire, la fausse création d’un cerveau opprimé par la fièvre ? Je te vois encore et sous une forme aussi palpable que le poignard que je tiens maintenant. C’est d’un instrument tel que toi que j’allais me servir ; mes yeux sont devenus les fous des autres sens, ou bien ils ne valent pas mieux que les autres… Je te vois toujours, et sur ta lame et ta poignée sont des gouttes de sang qui n’y étaient pas auparavant. Il n’existe rien de pareil, c’est cette entreprise sanguinaire qui fait surgir cette vision devant mes yeux. » Toute la théorie de l’hallucination se trouve indiquée en ce passage. Remarquons d’abord que cette vision, la première qu’ait elle Macbeth, est parfaitement reconnue et analysée par lui, tandis que plus tard il ne saura plus reconnaître son erreur au moment même où se produira l’hallucination. Cette gradation psychologique est celle qu’on observe chez la plupart des malades : dans les premiers temps, ils se rendent compte de l’illusion de leurs sens, mais bientôt ils ne savent plus discerner leurs impressions fausses de celles qui sont vraies.

Que nous sommes loin ici du merveilleux de la plupart des auteurs, de ces apparitions invraisemblables et souvent ridicules qu’ils introduisent sans raison ! A la lecture, la beauté de ces détails se fait peut-être moins sentir ; mais, lorsqu’on a l’occasion d’assister à des représentations de Macbeth et d’Hamlet, on est vivement frappé de la vérité des situations où intervient le merveilleux. Dans la plupart des drames anciens ou modernes, spectres et ombres