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Russie est une grosse plaisanterie[1], et que, si l’Angleterre voulait y aller franchement, nous la rejetterions d’un demi-siècle en arrière dans une seule campagne; mais Nicolas, fier et indolent, sait cela, il refrénera sa fierté et modérera son insolence quand il s’apercevra que l’Angleterre est fermement résolue et pleinement préparée à lui résister. » C’est Palmerston encore un peu plus tard qui, sur une insinuation de M. Thiers, que la France supportera peut-être Mehemet-Ali, répond à son ambassadeur à Paris : « Si la France jette le gant, nous ne refuserons pas de le relever; si elle commence la guerre, elle y perdra sa marine, ses colonies, son commerce; son armée d’Algérie cessera de lui être à charge, et Mehemet-Ali sera jeté dans le Nil. » Quelle confiance imperturbable dans les ressources militaires de sa patrie ! Au fait, peut-on attendre moins de l’homme qui déclare, au retour d’une excursion sur le continent, que décidément il n’y a pas de climat qui vaille celui des îles britanniques!

En réalité, le royaume-uni est pour ainsi dire désarmé à cette époque. L’effectif des troupes s’élevait bien à 100,000 hommes à peu près; mais il y en avait 20,000 dans l’Inde et 40,000 dans les autres stations lointaines. L’artillerie comptait 40 bouches à feu tout au plus, sans chevaux ni caissons. La milice n’existait que sur le papier. A peu de temps de là, l’agitation suscitée en Irlande par O’Connell compromit à tel point la sécurité de cette île que le gouvernement admit en principe qu’une armée de 20,000 hommes y serait toujours nécessaire. Défalcation faite des anciens soldats, des hobereaux de village et de leurs garde-chasses, le peuple anglais ne savait pas comment se charge un fusil; aussi ne pouvait-il encore être question des volontaires.

Plus nombreuse, l’armée anglaise eût été impuissante, car ce n’est pas assez qu’il y ait des fantassins et de bons officiers de troupes, s’il manque le reste, c’est-à-dire des canons et des chevaux, des magasins bien garnis, des équipages, des intendans habiles à se procurer les vivres de chaque jour. De nos jours, la liste des accessoires est encore plus étendue. Rien de tout cela ne s’improvise, et ces accessoires exigent des dépenses en temps de paix, en sorte que toute nation prudente conserve un gros budget militaire, lors même qu’elle entretient fort peu de soldats sous l’uniforme. Il n’est peut-être pas de nation européenne qui ait méconnu ce principe au même degré que la Grande-Bretagne. Déjà, pendant la guerre d’Espagne, l’insuffisance des préparatifs était manifeste. Burgoyne s’en plaint sans cesse : il réclame des soldats dressés par avance aux travaux de mine et de sape; les moyens de transport

  1. Le texte même est plus énergique : Russia is a great humbug. Voyez The Life of viscount Palmerston, par lord Dalling.