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on l’a essayé plusieurs fois, et la tentative n’a jamais abouti qu’à fournir un thème de déclamations. Dans l’argent, on l’a essayé plusieurs fois aussi sans parvenir à créer un véritable contraste. C’est qu’on peut, sans paradoxe aucun, dire que, dans une société démocratique toutes les conditions étant égales, il n’y a plus moyen pour un personnage d’être dramatique qu’en défaisant lui-même cette égalité que ne peuvent entamer foncièrement les revers ou les faveurs de la fortune. Or les seuls agens par lesquels il puisse efficacement la défaire, sont le vice et le désordre. Le vice et la vertu, le désordre et la régularité, la fausse logique des passions, fertile en situations douloureuses, et la logique de la nature, tels sont les vrais contrastes d’une société démocratique dont les seules inégalités sont celles qui naissent des erreurs du libre arbitre humain. Voilà pourquoi nos dramaturges et nos romanciers ont tant abusé des courtisanes, de l’adultère, du demi-monde et des enfans de naissance extra-légale. On leur a reproché cet abus, et nous en gémissons ; mais cependant il faut bien reconnaître qu’ayant besoin d’élémens dramatiques, ils ne peuvent en prendre que là où il y en a.

Et puis d’ailleurs n’est-il pas vrai que ces élémens, si scabreux qu’ils soient, valent simplement ce que valent l’adresse de main, l’ingéniosité et le sens moral de l’auteur qui les emploie ? Allez voir, pour vous en convaincre, la nouvelle pièce d’Emile Augier, Madame Caverlet, dont le vrai titre, qu’un vieux dramaturge anglais du temps de Shakspeare n’aurait pas manqué de lui donner, serait plutôt les Vertueux Adultères. C’est l’histoire d’un de ces ménages illégaux ou l’amant s’est substitué au mari et en remplit tous les devoirs ; mais avec quel art l’auteur a su rendre les coupables intéressans et plus dignes de respect que bien des époux légitimes, et de quelle touche à la fois délicate et vigoureuse il a su ennoblir cette situation irrégulière et la sauver de la vulgarité !

Dans un chalet, au pied de Lausanne, vit heureuse dans l’ombre une famille française composée de deux époux qui n’ont du mariage que ce que notre code civil appelle la possession d’état, et de deux enfans qui n’appartiennent qu’à un seul des pseudo-conjoints, la mère. C’est assez dire que la position de cette famille laisse quelque chose à désirer au point de vue de la régularité sociale ; mais le secret de cette irrégularité n’est connu que des deux amans, qui pour résoudre le difficile problème de ne pas mentir au monde et aux enfans, et en même temps de leur cacher la vérité, se sont ingénieusement tirés d’affaire en supposant un divorce là où il n’y a eu qu’une séparation de corps. Comme le père des enfans vit encore et que la bigamie est, par tous pays, un cas pendable, Mme Caverlet passera pour la femme divorcée d’un Anglais imaginaire, sir Edward Merson, tandis qu’elle n’est en réalité que la femme séparée d’un Français du nom de Merson,