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frappent chez M. Dumas ? Pour nous, le sujet mis de côté, la pièce, comme composition, nous paraît valoir les précédentes de l’auteur. Quand donc, sauf dans les trois premières, la Dame aux Camélias, Diane de Lys, le Demi-Monde, y a-t-il eu dans aucune simplicité de plan et unité d’action ? Quand donc tous les épisodes de ses drames ont-ils été fondus de manière à ne faire qu’un tout indissoluble, au lieu d’être simplement liés en faisceau, séparantes et réunis à la fois ? Quand donc, à côté de parties vigoureuses et excellentes, ces drames n’ont-ils pas présenté des parties languissantes ou bizarres ? Il y a donc beaux jours que la critique aurait dû faire les réserves qu’elle a cru devoir faire cette fois sans hésitation, et, osons le dire, si elle avait été sévère à temps, peut-être son dernier arrêt aurait-il été moins rigoureux.

De ce que la critique a raison, il ne s’ensuit pas en effet que le public ait précisément tort. Donnons en toute franchise notre impression personnelle. Les caractères ont beau être odieux, les passions ont beau être révoltantes, la morale a beau porter à faux, la pensée a beau être confuse, l’effet de cette pièce est d’une singulière puissance. Il s’en dégage une sorte d’atmosphère dramatique, chaude et capiteuse à l’excès, quelque chose comme le parfum des tubéreuses ou des liqueurs fermentées, qui au bout de peu d’instans vous enveloppe, vous monte à la tête, et vous livre en proie sans résistance à l’hallucination la plus complète. Rien dans ce drame qui ne concoure à ce but, rien qui ne se propose un office de cruauté : les paroles des personnages rendent le son de balles qui tombent à terre ou d’épées qui se heurtent, les sentimens ont comme un goût de toxiques et d’essences vénéneuses, les situations font monter du cœur au cerveau ces angoisses du vertige qui vous saisissent au bord des précipices. Et veut-on savoir d’où émane cette atmosphère dramatique ? Précisément de cette frénésie vengeresse à l’excès dont M. Dumas s’est acharné à poursuivre son principal personnage et que nous lui reprochions tout à l’heure au nom de la morale, en sorte que c’est le défaut capital même de la pièce qui en fait le succès. Le résultat est singulier mais très explicable. C’est que cette frénésie morale est chez M. Dumas toute de tempérament, et que par conséquent avant d’être condamné par la réflexion du spectateur elle a commencé par s’emparer de sa sensation et par lui faire goûter un plaisir cruel, qui n’est pas sans analogie avec celui que les cirques de la vieille Rome offraient à leur public lorsque les pouces impitoyablement renversés indiquaient que le gladiateur était condamné.

La pièce de M. Dumas met en présence deux sociétés, ou plutôt les montre enchevêtrées l’une dans l’autre, la société française et la société américaine. Quelle a été la pensée de l’auteur, et en a-t-il eu une bien nette ? Voilà ce qu’il est fort difficile de découvrir. Ce n’est pas à coup sur une opposition à l’instar du livre de Tacite sur les mœurs des