Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/694

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

affranchissement n’est qu’une nouvelle forme du servage, et ils ne deviennent maîtres d’eux-mêmes que pour retomber à l’instant même dans l’obéissance par un acte imposé qui ne leur laisse plus la direction de leurs destinées. Voyez encore le cas moins grave de Zacaroff, le parvenu millionnaire. Voici dans un salon de Saint-Pétersbourg un monsieur en habit noir et en cravate blanche causant familièrement avec les maîtres de la maison, et vous pensez que, s’il n’est pas leur égal, il possède au moins cette indépendance que donne par tous pays une grande fortune ; mais tout à coup, sur une parole dite, il a pâli et s’est courbé jusqu’à terre ; c’est que des visions de verges correctrices viennent de passer devant ses yeux, et que son ancien tremblement de serf l’a repris. Au dire de certains juges autorisés, le tableau n’est pas exagéré ; cependant l’auteur ne s’est pas soucié d’en adoucir les couleurs violentes ou sombres, et c’est en toute franchise et en toute impartialité qu’il nous montre les effets de cette terreur séculaire sous laquelle plient encore aujourd’hui les âmes russes. Je ne connais rien de plus déchirant que la scène du premier acte où, sur l’ordre de la comtesse Danicheff, Anna, l’orpheline serve affranchie et élevée par elle, est contrainte d’épouser le cocher Osip, rien qui fasse mieux apercevoir jusqu’où la tyrannie peut porter la violence contre la nature. Certes voilà un état de société, des mœurs, des institutions, des caractères qui nous sortent singulièrement de notre milieu démocratique, tout fait d’habitudes d’indépendance individuelle et d’égalité sociale ; nous devrions donc avoir envie de nous indigner, de protester, de nous répandre en plaidoyers en faveur des droits du citoyen ; comment se fait-il cependant que nous nous contentions d’être émus et navrés, et que ce soit la plainte et non la colère qui nous monte du cœur aux lèvres en face de ce spectacle ? Comment donc ! à Madame Caverlet, à l’Etrangère, à tel autre drame de nos théâtres, nous nous sommes révoltés vingt fois contre des erreurs de conduite tout individuelles, contre des fautes et des crimes qui ne trouvent aucun appui dans les institutions, aucune sanction dans les lois, qui par conséquent ne sont que des phénomènes qui peuvent être ou n’être pas, et ici, devant les erreurs et les crimes d’une tyrannie que l’on ne peut éviter et qui est lourde de tout le poids de l’édifice social, nous nous contentons de gémir à l’instar d’Anna la serve, et de nous résigner à l’instar d’Osip le cocher.

C’est que, si cette tyrannie brise les âmes, elle ne les avilit pas. Elle donne un spectacle cruel, elle ne donne pas un spectacle de méchanceté et de vice. Revêtue de cette sorte de légitimation qu’une longue existence imprime toujours à la loi sociale aussi mauvaise qu’elle soit, si elle nous parait haïssable par quelques-unes de ses conséquences, par d’autres au contraire elle nous apparaît presque digne d’être bénie. J’en prends à témoignage les caractères de la pièce. Le rôle du cocher