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espérances et des vastes pensées ; de cruelles expériences leur ont appris que, s’il est glorieux de faire grand, cela coûte quelquefois très cher. La pluie d’or des 5 milliards était tombée sur elles comme une rosée divine et fertilisante ; elles ne se refusaient plus rien, et rien ne leur semblait impossible, elles habitaient le palais des songes ; ce palais s’est écroulé. L’accès de fièvre a duré deux ans, de 1871 à 1873 ; c’est ce qu’on appelle la Gründerperiode, c’est-à-dire l’ère des faiseurs éhontés, des spéculateurs sans vergogne, des forbans de la bourse et des pirates de la banque. Pendant ces deux années, dont M. Otto Glagau vient de raconter la très curieuse histoire, on a spéculé avec délices ou avec fureur, on a pratiqué à l’envi ce bel art qui consiste « à employer tous les moyens non prévus par la loi et insaisissables à la justice pour surprendre le bien d’autrui ; » M. Glagau le définit plus simplement : « l’art de vendre ce qu’on n’a pas et d’acheter ce qu’on n’a jamais eu l’intention d’avoir. » Robert-Macaire tenait le haut du pavé ; que de miracles n’a pas enfantés son esprit inventif ! « Dans un vallon solitaire, disait la Nouvelle Gazette de la Bourse de Berlin, le spéculateur découvre une cheminée abandonnée, et de cette ruine il fait par un coup de baguette une fabrique de machines. Il avise sur la montagne un moulin à vent, vieille carcasse vermoulue aux bras ankylosés ; il la transforme en un établissement de moulins par actions. En passant au bord d’un ruisseau, il se. heurte contre un canot retourné, et déjà sur l’onde claire il voit voguer les navires à vapeur d’un nouveau Lloyd, d’un Lloyd de terre ferme. »

De 1790 à 1870, il s’était formé en Prusse à peu près 500 sociétés par actions ; pendant les deux années 1871 et 1872 il s’en est fondé 780, c’est-à-dire en moyenne une par jour[1]. Grâce aux facilités que fournissait la loi, 120 minutes suffisaient pour accomplir par-devant notaire toutes les formalités nécessaires à la constitution de la société ; au bout de deux heures, elle avait fixé ses statuts et nommé son conseil de surveillance. Le nombre de maisons en l’air que la spéculation a bâties à Berlin dans ce temps de délire auraient suffi pour loger une population de 9 millions d’âmes. On mettait tout en actions, les terrains, les châteaux, les fabriques, les brasseries, les hommes et les consciences. Qu’est-il résulté de tant d’entreprises avortées, de tant de piraterie et d’agiotage ? Les habiles ont tiré leur épingle du jeu, les fripons se sont enrichis, les dupes ont perdu du même coup leurs illusions et leur argent. Tel propriétaire campagnard avait vendu son bien, réalisé sa fortune ; arrivé à Berlin avec 200,000 thaler, il les a employés à acheter des actions de la Banque centrale ; six mois après, il n’avait plus rien, et il était le débiteur de son banquier. Tel autre, après avoir vendu 250,000 thaler une maison qui n’en valait pas 100,000, apprenant quinze

  1. Der Bürsen-und Gründungs-Schwindel in Berlin, von Otto Glagau, p. 23.