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un principe corrupteur et désordonné, par conséquent l’industrie et le commerce comme des institutions plus ou moins funestes. Montesquieu lui-même semble donner raison à ces préjugés lorsqu’il nous dit que les républiques doivent reposer sur la frugalité, lorsqu’il loue les impôts somptuaires, et approuve les mesures antiques qui avaient établi l’égalité des biens. En un mot, l’idée d’un certain âge d’or antérieur à la civilisation, le rêve d’une vie patriarcale, agricole, sans arts, sans luxe, sans industrie, sans commerce, voilà ce que Saint-Just dans ses Institutions républicaines appelait « le bonheur commun, » et, quoique grossièrement interprétées par le dernier disciple de l’école, Babœuf, c’étaient bien là cependant les idées favorites de ses deux maîtres, Rousseau et Mably.

Tout autres et profondément différentes dans leur principe sont les idées de Saint-Simon. Ce n’est pas dans la littérature classique mal entendue, c’est dans l’économie politique qu’il faut chercher l’origine de son socialisme. Ce sont les économistes, c’est Adam Smith et Jean-Baptiste Say, dont il se déclare le disciple, qui lui ont inspiré ses vues sur le rôle prépondérant de l’industrie. Bien loin de faire la guerre au luxe et à la richesse, c’est au contraire l’accroissement de la richesse publique qu’il se propose : son idéal n’est pas une république militaire comme celle de Sparte, c’est une république industrielle et commerçante, l’agriculture n’étant elle-même à ses yeux qu’une industrie. On peut dire que le saint-simonisme n’a été une utopie que comme l’a été la république de Platon, c’est-à-dire en exagérant et en idéalisant les conditions réelles de la société au sein de laquelle il s’est produit.

Entrant plus avant dans l’analyse de ce que doit être une société organisée, Saint-Simon faisait remarquer, toujours l’exemple du moyen âge sous les yeux, qu’il doit y avoir dans toute société deux pouvoirs : un pouvoir spirituel et un pouvoir temporel. Au moyen âge, le pouvoir temporel était aux mains des guerriers, c’est-à-dire des nobles, et le pouvoir spirituel entre les mains des prêtres. Par analogie, dans le système nouveau qu’il s’agit de fonder, il y aura un pouvoir temporel qui appartiendra aux industriels, et un pouvoir spirituel qui appartient de droit aux savans. Ce système n’existe pas encore, et la société depuis deux ou trois siècles est dans un état provisoire, qui n’est plus celui du moyen âge, et qui n’est pas encore celui des temps nouveaux ; mais ce système intermédiaire n’a pas pu durer lui-même sans deux pouvoirs : le pouvoir temporel entre les mains des légistes, le pouvoir spirituel entre les mains des métaphysiciens[1]. Les uns et les autres ont rendu de

  1. Le Système industriel, préface. Cette préface est très remarquable. On y constatera l’analogie des idées avec celles d’Auguste Comte. Est-ce lui qui l’aurait rédigée ? Il était alors associé avec Saint-Simon depuis près d’un an.