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jouissances propres à cultiver son intelligence. Ailleurs, il signale l’aptitude des prolétaires à l’administration de leurs propriétés[1]. Enfin, dans les Ordonnances qu’il faisait porter par le roi dans son plan de révolution industrielle, il proclamait que « le budget devait tendre le plus directement possible à l’amélioration de l’existence du peuple, » et que « les deux premiers articles de dépenses seront : 1° celui relatif à l’instruction du peuple ; 2° celui ayant pour objet d’assurer du travail à ceux qui n’ont pas de moyens d’existence[2]. »

Cette prédilection pour les intérêts de la classe populaire prit peu à peu chez Saint-Simon un caractère sentimental et quasi-religieux. C’est lui-même qui caractérise ainsi cette nouvelle phase[3], et il interprète de cette manière les causes de sa rupture avec Auguste Comte ; c’est ici en effet le point de bifurcation du saint-simonisme et du positivisme. L’idée d’une forme religieuse nouvelle commence à prendre chez Saint-Simon des contours arrêtés. Il est intéressant de suivre les progrès de cette idée dans son esprit.

Déjà dans son premier ouvrage, Lettres à un habitant de Genève (1801), nous voyons se faire jour l’idée, d’une religion nouvelle : à la vérité, c’est une sorte de fantaisie demi-ironique, demi-chimérique (car on ne sait jamais ce que l’on doit croire de ces illuminés), mais c’est cependant une première indication. Ce nouveau culte n’était encore qu’un culte scientifique. Il devait s’appeler « la religion de Newton. » Il y aura un mausolée consacré à Newton « dont une moitié sera construite de manière à donner une idée du séjour destiné pour une éternité à ceux qui nuiront au progrès des sciences et des arts. » Ainsi, dans cette religion nouvelle, il y aurait un enfer pour les ennemis des lumières. Chaque année, tous les adeptes à proximité devaient faire des pèlerinages au tombeau de Newton, et ceux qui manqueraient à ce devoir seraient considérés comme « ennemis de la religion. » Enfin le grand-prêtre de cette religion aura le droit d’être enterré dans le tombeau de Newton. Tout cela n’est vraisemblablement qu’un jeu, mais un jeu qui finira par être pris au sérieux ; car la religion saint-simonienne a été ou devait être en partie un culte scientifique, et ce caractère se retrouve encore dans la religion positiviste qui en est sortie.

  1. Opinions philosophiques, p. 95. — Il signalait comme exemple les paysans, qui en 89 sont devenus propriétaires par l’achat des biens nationaux, et qui ont su parfaitement les faire valoir, et les ouvriers qui ont remplacé leurs maîtres dans beaucoup d’industries.
  2. Œuvres, t. XXII, p. 340.
  3. Catéchisme des industriels, troisième cahier, avec une double préface, l’une de Saint-Simon, l’autre d’Auguste Comte. La publication de ce troisième cahier est toute une histoire que l’on trouvera dans le livre de M. Littré sur Auguste Comte.