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Ces idées, toutes chimériques qu’elles sont, ont dû germer en silence dans l’esprit de Saint-Simon, plus ou moins étouffées par d’autres plus éclatantes, mais elles ont fini par reparaître à la fin de sa vie. Nous pourrons retrouver quelques traces çà et là de cette germination intérieure. Déjà nous l’avons vu en 1811, dans ses Lettres à M. de Redern, protester contre la fausse interprétation des religions donnée par Condorcet et par tout le XVIIIe siècle. Dans un autre morceau très remarquable, d’un assez beau style et dont nous ne savons pas la date[1], l’auteur (Saint-Simon ou tel autre sous son nom) explique l’origine et le développement du christianisme exactement comme le fera plus tard le saint-simonisme. Jouffroy a décrit de la même manière la même révolution dans le célèbre morceau : Comment les dogmes finissent. Ainsi Saint-Simon apportait dans l’appréciation des idées chrétiennes un esprit plus large et plus élevé que le parti philosophique, et il nous montrait le progrès religieux comme une condition du progrès social. Cependant ce n’est pas d’abord d’une nouvelle religion qu’il s’agit : les esprits étaient alors trop éloignés d’une telle conception. Il se contente de proposer « une morale nouvelle. » Il disait que le plus grand intérêt de la politique était la conservation de la propriété. « Or la seule digue que les propriétaires puissent opposer aux prolétaires, c’est un système de morale. » Ce nouveau système est ce qu’il appelle « la morale terrestre, » et il annonçait un prochain écrit sur « la morale au XXe siècle, » écrit qui n’a point paru[2]. Il revenait encore sur la même idée dans ses publications suivantes. Il faisait remarquer qu’il n’y a point de société possible « sans idées morales communes, » que l’ancien système de morale était plein de lacunes, et qu’il fallait en édifier un nouveau sur des bases nouvelles. Il y a deux lacunes principales : celle des rapports réciproques des gouvernans et des gouvernés, et celle des relations de peuple à peuple. Pour le premier point, le changement à opérer consiste à considérer le gouvernement non comme le « chef, » mais comme « l’agent, le chargé d’affaires » de la société. Sur le second point, il faut combattre l’erreur qui consiste à penser « que chaque nation ne peut prospérer que pour le malheur des autres : de là la prohibition, les guerres, etc. » Quant aux bases nouvelles de la morale, elles se ramènent à ceci : substituer une morale terrestre à la morale céleste ; et, comme on ne peut pas changer les institutions religieuses existantes, Saint-Simon voulait que le clergé fût tenu d’enseigner la morale « par des principes positifs, » et pour

  1. Œuvres, t. XIX, p. 174. — Naissance du christianisme. L’éditeur croit pouvoir fixer la date de cet écrit entre 1818 et 1819.
  2. Industrie, lettres et prospectus (Œuvres, t. XVIII, p. 214).