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public leur était contraire. Autant l’état montrait de mauvais vouloir aux cultes étrangers, autant le peuple témoignait d’attrait pour eux. C’était la maladie ordinaire de ces nations polythéistes de ne pouvoir jamais se rassasier de dieux ; plus elles en avaient, plus elles en voulaient avoir, et elles finissaient par s’approprier ceux.de tous les peuples voisins. Il y avait d’ailleurs à Rome une raison particulière pour qu’il fût difficile d’y exécuter la loi dans sa rigueur. On sait avec quelle générosité elle accorda d’abord aux individus isolés, puis aux nations entières, le droit de cité. Ces Romains nouveaux devaient être naturellement tentés d’apporter avec eux à Rome leurs anciens dieux, et il était difficile de les contraindre à y renoncer. Le Gaulois dont César ou Auguste avait fait un citoyen devenait aussitôt un fervent adorateur de la Diane de l’Aventin ou du Jupiter du Capitole ; mais il ne pouvait pas oublier brusquement ce vieil Ésus ou ces déesses-mères que ses aïeux adoraient, et qu’il avait lui-même tant de fois invoqués dans sa jeunesse. Il les unissait ensemble dans le même culte sans qu’on pût le trouver mauvais et qu’il fût possible de l’empêcher. Du moment que la loi était forcée d’être complaisante dans certains cas, il lui devenait assez difficile de ne pas l’être toujours, et par là la porte se trouvait ouverte à toutes les divinités de l’étranger. C’est ainsi que celles du monde entier finirent par se réunir à Rome. Les religions monothéistes elles-mêmes, comme le judaïsme, qui refusaient obstinément de s’unir avec les autres, qui proclamaient que leur Dieu est le seul véritable, et se trouvaient être, par leur principe, ennemies implacables des cultes existans, ne furent pourtant pas, malgré cette hostilité déclarée, aussi sévèrement écartées qu’on pourrait le croire. Dès la fin de la république, les Juifs étaient établis à Rome en grand nombre, et, après quelques persécutions passagères, ils finirent par obtenir la liberté de pratiquer leur cuite à des conditions assez douces[1]. On peut donc dire qu’en réalité vers le règne de Claude, quand les premiers chrétiens arrivèrent à Rome pour y prêcher leur doctrine, toutes les religions y étaient souffertes, et

  1. Ils étaient forcés de payer un tribut annuel à l’empereur, et, au moins du temps de Celse, on leur défendait de circoncire les gens qui n’étaient pas de leur pays. À ces deux conditions, il leur était permis de pratiquer leur culte en liberté, et la police romaine se chargeait de punir ceux qui en gênaient l’exercice. La grande raison de cette tolérance est donnée par Celse. « Après tout, dit-if, les Juifs suivent le culte de leurs pères et conservent les usages de leur pays, » tandis que les chrétiens se recrutaient chez tous les peuples et rompaient avec toutes les croyances nationales, ce qui devait scandaliser un Romain. Il ne faut pourtant pas oublier que le culte des Juifs n’était que souffert. M. de Rossi va peut-être un peu loin quand il dit : E noto che il giudaismo fu espressamente reconosciuto. Le judaïsme, même quand on tolérait ou qu’on protégeait ses cérémonies, était toujours regardé comme une religion, étrangère. Dans la loi même du Digeste, qui accorde aux Juifs les plus grands privilèges, on l’appelle expressément superstitio judaica.