Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/808

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passait pour criminel. Pline partageait sur ce point l’opinion commune. Comme il avait l’ordre d’être sévère contre les chrétiens et qu’au fond ils ne lui paraissaient pas très coupables, il était presque heureux de trouver chez eux quelque chose à reprendre. Il lui semblait que, quelle que fût leur croyance, ils avaient au moins le tort d’être trop entêtés, et ce crime, à défaut d’autres, lui suffisait pour s’excuser à ses yeux de les envoyer au supplice.

Ainsi, ceux même qui, dans la société distinguée de Rome, se montraient le mieux disposés pour les chrétiens, leur reprochaient « une obstination inflexible et une superstition exagérée. « Il y en avait d’autres qui étaient beaucoup plus sévères. Le grand monde, à Rome, a toujours été très conservateur. L’aristocratie s’y est renouvelée plusieurs fois, elle a libéralement ouvert ses rangs à de grandes familles qui arrivaient de la province ou même de l’étranger ; mais les nouveau-venus, quelle que fût leur origine, prenaient vite les principes de leurs aînés. Dans le sénat de l’empire comme dans celui de la république, on a toujours répété les vieilles maximes et prêché le respect des anciens usages. « C’est un grand crime, disait Dioclétien dans un de ses édits, de vouloir défaire ce qui, une fois établi et fixé par l’antiquité, garde depuis lors sa marche régulière et sa situation légitime. » Caton ne s’exprimait pas autrement. Certes l’esprit de conservation fait la force des états ; mais il est capable aussi, quand il n’est pas éclairé, de beaucoup d’excès et de fautes. Une de ses erreurs les plus fréquentes consiste à croire que toutes les institutions qui existent sont nécessaires, et à ne pouvoir imaginer aucune autre forme de société que celle sous laquelle on vit. S’il n’y a qu’elle de possible, si c’est tout compromettre que de rien changer, tout doit rester à sa place, les abus eux-mêmes deviennent sacrés, et ceux qui leur font la guerre sont non-seulement des esprits chimériques et aventureux, mais des ennemis publics. Les gens qui pensaient ainsi au Ier siècle étaient fort nombreux. On venait de traverser ce grand règne d’Auguste, qui avait donné au monde une paix à laquelle il n’était pas accoutumé. Après tant d’orages, on se félicitait de jouir enfin du repos, et l’on se sentait transporté de colère contre ceux qui semblaient ne pas goûter assez le bonheur présent, ou qui, par une opposition coupable, risquaient de le compromettre. Quand on voyait les chrétiens vivre à part, s’isoler des autres, fuir les temples où l’on remerciait les dieux de la félicité publique, s’éloigner des théâtres et des cirques où se manifestait la joie générale, on ne se contentait pas de les regarder comme des esprits bizarres et mal faits, on les soupçonnait de s’affliger de ce qui réjouissait tout le monde, de rêver des bouleversemens, de préparer des révolutions, d’être les ennemis irréconciliables de ces