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ne tient pas compte de ce qu’il a été au lit de mort du duc de Kent et auprès du berceau de la princesse Victoria ? Ces souvenirs-là ne s’effacent point[1]. Stockmar avait beau se parer d’autres titres, c’était toujours l’ancien médecin du prince Léopold, c’était le médecin et le confident de son père, le médecin et l’ami de son enfance que la reine traita toute sa vie avec une sorte de respect filial. Rien ne fait plus honneur à la noblesse naturelle de son âme. Nous reconnaissons pourtant que ce titre ne sera plus exact vers le milieu de la période où nous entrons. C’est de 1820 à 1830 que Stockmar cesse d’être le médecin du prince Léopold et de sa famille ; il devient le baron de Stockmar, gentilhomme du prince, gouverneur de la maison du prince, représentant du prince en maintes circonstances décisives, par exemple en 1830 auprès de la conférence de Londres, enfin une sorte de ministre, un ministre fort occupé, quoique très silencieux, car il est chargé à la fois de l’intérieur et des relations étrangères. Malgré ce changement de rôle, si nous laissons subsister le titre général que nous avons donné à ces études, c’est pour marquer le point de départ d’une destinée extraordinaire. Du médecin au ministre, la transition chez Stockmar est vraiment insensible. C’est le médecin qui a fermé les yeux du duc de Kent et qui veille encore sur la princesse Victoria ; c’est le ministre, on va le voir, qui prend déjà en main les royales candidatures du prince Léopold.

Le duc de Kent laissait une fortune très embarrassée. Il avait contracté des dettes nombreuses avant son mariage. C’était un esprit actif, mêlé à toute sorte d’affaires. À peu près brouillé avec tous ses frères, particulièrement avec le prince-régent, il n’avait aucun rôle à jouer dans les choses du gouvernement, aucune influence officielle à exercer. Il se dédommageait en se créant à lui-même un centre d’action. Nul ne s’adressait en vain à sa bonne volonté. Il répondait à tous les appels, s’intéressait à toutes les entreprises utiles pour lesquelles on réclamait son concours. Son hôtel était comme un vaste ministère, le ministère des bons offices et des recommandations perpétuelles. Une phalange de secrétaires intimes

  1. L’éditeur des Mémoires de Stockmar n’est pas de cet avis. M. le baron Ernest de Stockmar, à qui nous devons ces curieux documens, ne serait pas fâché de laisser dans l’ombre ce que nous prenons plaisir à mettre en lumière. On dirait qu’il veille, au point de vue héraldique, sur la renommée de son père : « un médecin, fi donc ! M. de Stockmar était un gentilhomme. » Il ne dit pas les choses aussi crûment, mais, un diplomate célèbre, le prince Liéven, ayant affirmé que le prince Léopold avait refusé la couronne de Grèce sur le conseil de son médecin Stockmar, le baron Ernest se scandalise avec une prétention aristocratique dont il ne paraît pas sentir le ridicule.