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lui qu’il se targuait de son origine tartare et prétendait descendre d’un fils de Gengis-Khan. Cette dualité et ce désaccord intérieur peuvent expliquer ce qu’il y avait en sa nature de mal assis et de mal équilibré, de contradictoire et de faux ; de là cette humeur fantasque, ces bizarreries naturelles ou voulues, cette affectation de sauvagerie et cette recherche de bel esprit. Rostopchine parut un original, même à la cour de Paul Ier, même à côté d’un Souvorof ; de cette originalité, il est probable qu’il se fit gloire, qu’il tint à justifier la singulière. filiation qu’il se donnait, qu’il jouissait de l’étonnement de la galerie, que les exclamations ou les rires étaient pour lui un encouragement. A la fin, personne, pas même lui, ne put distinguer ce qui était joué de ce qui était naturel en lui ; il était devenu l’homme de son rôle, Rostopchine était le comte original. Dans maintes de ses paroles et de ses actions, il est visible qu’il a cherché l’effet ; lui-même à certains de ses procédés applique le mot de charlatanerie. Et en effet il est charlatan à la manière de Souvorof, qui affecta la bizarrerie comme le seul moyen de se faire jour au milieu de tant d’autres, fit le fou pour attirer sur son mérite réel l’attention distraite de l’impératrice. Chez Rostopchine, l’esprit de contradiction et de singularité, soutenu d’un fonds d’orgueil prodigieux, fut la source de beaucoup de défauts et de quelques qualités. Pour ne rien vouloir faire comme les autres, il fut parfois bien inspiré : il brava les favoris quand tout le monde les adulait, et leur témoigna des égards quand tout le monde s’éloigna d’eux. Son originalité fait de lui un écrivain à part, enclin aux incartades, insoucieux de la mesure, admirable dans la caricature, plus que dans le portrait, un Saint-Simon qui aurait perdu tout frein classique et tout sentiment de respect. Cet esprit vif et libre se révèle dans ses écrits russes (le Mort vivant, les Pensées à haute voix sur l’escalier rouge, les proclamations au peuple de Moscou) ; il éclate aussi bien dans ses ouvrages français, ses Mémoires écrits en dix minutes, la Vérité sur l’incendie de Moscou, dans sa vaste correspondance, qui est presque toute en français, car c’est en français surtout, à travers maintes incorrections ou étrangetés, en se faisant une langue à lui dans cet idiome welche qu’il façonne et malmène, que son talent se révèle le plus complètement. Ce qu’il exècre par-dessus tout, ce sont les Français, et c’est dans leur langue qu’il est le plus à son aise pour les insulter.

Rostopchine se retrouve tout entier dans le huitième volume des Archives Voronzof que publie cette année même M. Pierre Barténief, au labeur incessant duquel nous devons en outre trois autres collections : l’Archive russe, le Dix-huitième siècle et le Dix-neuvième siècle. Ce volume renferme cent cinquante-huit lettres inédites de Rostopchine à divers membres de la famille Voronzof : elles