Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/833

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’inquisition d’état, qu’on se fût permis d’écrire de ce style ? Le comte Féodor ne respecte rien ; sa verve caustique s’attaque au tout-puissant Potemkine. La mort misérable du favori sur une des routes de la Moldavie ne désarme point Rostopchine : « Sa mémoire, quoique odieuse à tout le monde, influe sur les opinions de la cour ; on ne peut lui appliquer le proverbe : morta la bestia, mono il veneno. » Potemkine eut pour successeur Zoubof, devenu le comte Platon Zoubof, et dont Rostopchine trace à l’eau-forte ce portrait : « Zoubof fait sentir sa toute-puissance d’une façon révoltante ; il est bête naturellement, mais sa mémoire supplée au jugement ; son jargon, tantôt savant, tantôt mystique, fait prendre le change sur son compte. Il affiche une fierté brutale et révoltante ; ses actions se ressentent de sa mauvaise éducation. » Ce n’est pas encore l’insolence du favori qui répugne le plus à Rostopchine, c’est la bassesse de ses courtisans. On est surpris de voir figurer dans cette bande un homme qui n’était pas le premier venu : son nom a été uni à celui de Rostopchine dans le drame solennel de 1812 ; sa statue de bronze se dresse devant Notre-Dame de Kazan, le bâton de commandement à la main, foulant aux pieds les canons et les drapeaux de la grande armée ; c’est le futur feld-maréchal Koutousof. « Savez-vous ce que fait cet homme ? écrit avec indignation Rostopchine (1795) : il vient une heure avant le lever du comte Zoubof et fait son café, qu’il prétend posséder le talent de préparer, et devant une foule de monde le verse dans une tasse et la porte à l’impudent favori couché dans son lit ! » Le général d’artillerie Melissino, qui n’était pourtant pas sans mérite, baisait la main du parvenu, et le major Masson a rapporté les scènes les plus humiliantes pour ce vieil homme de guerre, se tuant à expliquer ses projets de perfectionnement, à étaler ses plans devant Zoubof, qui l’écoutait à peine et se faisait nettoyer les dents par son chirurgien.

Cet abaissement des caractères, cette corruption de la cour, dont Rostopchine fut préservé par la hauteur de son caractère, peut-être aussi par sa mauvaise santé, lui inspire un tel dégoût qu’annonçant à Voronzof le départ d’un de leurs amis communs pour l’Angleterre, il ajoute : « Vous saurez de lui comment tout le monde vit ici et comment plusieurs ne crèvent pas de honte. » Gueux, polissons, vauriens, voilà les mots qui reviennent constamment dans sa correspondance. Les femmes ne trouvent pas grâce devant lui ; par dépit contre elles, il rédige leur chronique scandaleuse ; l’épithète de coquette devient facilement sous sa plume celle de coquine.

Ce qui l’inquiète surtout dans cette dépravation, c’est de voir les dangers qui en résultent pour les jeunes princes, pour le grand-duc Alexandre, sa femme Elisabeth, son frère Constantin ; c’est de voir que l’avenir risque d’être attaqué des vices du présent.